Vallourec, ancien fleuron industriel, vient de tomber
dans l’escarcelle de fonds d'investissement. Combien d’entreprises connaîtront
le même sort ? Les cinq plus gros fonds (dont les trois plus
connus, Blackstone, KKR et Bain Capital) emploient
(indirectement) environ un million de personnes dans le monde, à travers les
entreprises qu’ils contrôlent. La crise offre à ces géants de la finance
l’opportunité de conforter leur mainmise sur le monde. Comment agissent-ils,
qui est derrière ? Et comment leur couper les ailes ?
Ils peuvent licencier des centaines de
salariés d’un trait de plume, ou bien siphonner les caisses d’une entreprise ;
ils ont l’oreille des gouvernants, qui leur déroulent le tapis rouge à coups de
législations complaisantes ; ils emploient des millions de salariés dans le
monde, à travers les sociétés qu’ils contrôlent… Et pourtant, le grand public
ignore presque tout de leur existence. Les fonds d’investissement tissent leur
toile dans l’économie mondiale depuis trente ans, et la crise pourrait bien
constituer pour eux une opportunité en or. Dans le milieu de la finance, on
raffole d’euphémismes : l’activité consistant à acheter des parts dans des
entreprises non cotées en Bourse dans l’espoir de réaliser une juteuse
plus-value à la revente est désignée sous le terme neutre de
capital-investissement (private equity en anglais). Les acteurs du secteur
pratiquent de manière intensive la technique du LBO (leveraged buy-out), soit
le rachat d’une entreprise par endettement.
Près de 4000 milliards de dollars d’actifs
Et les géants du secteur se portent très
bien, merci pour eux. En 2019, les fonds de capital-investissement géraient
près de 4000 milliards de dollars d’actifs à travers la planète, soit quasiment
l’équivalent de deux fois le PIB de la France. Les cinq plus gros (dont les
trois plus connus, Blackstone, KKR et Bain Capital) emploient (indirectement)
environ un million de personnes dans le monde, à travers les entreprises qu’ils
contrôlent. Ce qui les place au hit-parade des principaux employeurs de la
planète, aux côtés de Walmart ou McDonald’s.
400 milliards de dollars de dividendes
L’année 2019 fut un excellent cru, puisque
les bénéfices engrangés ont permis de reverser 400 milliards de dollars de
dividendes aux investisseurs et gérants de fonds, soit une fois et demie le
budget de la France… Et la période qui s’ouvre devrait être encore plus
juteuse. « Globalement, le contexte de taux d’intérêt bas que nous connaissons
depuis plusieurs années ne peut que les avantager, explique l’économiste
Nicolas Bédu. Les fonds sont toujours à la recherche d’entreprises dans
lesquelles investir, pour ensuite réaliser des plus-values à la revente. Et
lorsque les taux d’intérêt tombent à zéro, des affaires qui ne présentaient que
peu d’intérêt auparavant deviennent attractives. »
Avec la crise, vous allez vous retrouver avec plein
d’entreprises grabataires. Les fonds spécialisés attendent de les voir tomber
pour pouvoir, en quelque sorte, “se nourrir sur la bête”. THOMAS DALLERY Économiste
Par ailleurs, les difficultés rencontrées
par les entreprises sont du pain bénit pour les fonds spécialisés en restructuration
(ou retournement). « Avec la crise, vous allez vous retrouver avec plein
d’entreprises grabataires, souligne l’économiste Thomas Dallery. Les fonds
spécialisés attendent de les voir tomber pour pouvoir, en quelque sorte, “se
nourrir sur la bête”. Lorsqu’ils ont pris le contrôle, ils ne font pas de
sentiment : ils imposent des restructurations d’autant plus violentes qu’ils ne
sont pas liés à l’histoire de l’entreprise. Avec pour objectif de dégager le
maximum de rendement. »
En France, l’exemple de Vallourec
préfigure peut-être d’autres acquisitions à venir. Le groupe industriel (tubes
sans soudure pour le secteur pétrolier) vient de tomber dans l’escarcelle de
fonds vautours, dont le mode opératoire est aussi simple qu’efficace : ils rachètent
de la dette d’entreprise décotée, c’est-à-dire à bas prix, puis prennent les
commandes de la société en convertissant cette dette en capital. Il ne leur
reste plus qu’à revendre leurs parts quelques années plus tard, en espérant
réaliser une culbute. « Vallourec, du fait d’investissements qui ont coûté
beaucoup plus cher que prévu au Brésil et aux états-Unis, faisait face à une
dette importante, encore aggravée par la crise pétrolière, retrace Guillaume
Wolf, délégué CFDT. La dette a fini par atteindre 3,5 milliards d’euros.
Ce qui s’est passé est simple : les fonds américain Apollo et anglais SVP ont
racheté une partie de cette dette sur le marché obligataire, à très bas prix.
Ensuite, ils ont converti quelque 1,2 milliard d’euros de dette en
capital, ce qui leur a permis de prendre le contrôle. »
L’invitation fiscale de Macron
Vallourec est déjà sous le coup d’une
grosse restructuration (un millier de suppressions de postes dans le monde,
dont 350 en France), mais le pire est peut-être à venir. « Les fonds ne sont
pas vraiment des philanthropes désireux de favoriser l’industrie française,
ironise Guillaume Wolf. Ce sont des financiers, soucieux de faire fructifier
leur investissement, avant de sortir de l’entreprise. Avant cela, ils peuvent
soumettre le groupe à une cure d’austérité, ou le vendre à la découpe. Nous
avons beaucoup de craintes quant à l’avenir des sites européens, moins
rentables pour les actionnaires que les usines brésiliennes ou chinoises. »
Une autre affaire défraye la chronique,
qui permet d’apprécier les pratiques des géants de la finance. Le fonds Apollo
– encore lui –, actionnaire de Verallia (emballage), est soupçonné d’avoir réalisé des
montages fiscaux sur le dos de l’entreprise. Le député Fabien Roussel (PCF), le
lanceur d’alerte spécialisé dans les affaires financières Maxime Renahy et
l’avocate Eva Joly pistent le magot. « Je reviens d’un voyage au Luxembourg, où
je me suis rendu au siège social du groupe Apollo, raconte Fabien Roussel. Ils
créent des structures juridiques, de simples coquilles vides, dont le but est
de transférer des fonds vers des paradis fiscaux. La mise en Bourse de Verallia,
en 2019, leur a rapporté près de 1 milliard d’euros de plus-value qui a
été envoyé au Luxembourg, où il a été taxé à un taux ridicule. Par ailleurs,
500 millions d’euros ont été transférés du Luxembourg aux îles Caïmans.
Tout cela est parfaitement légal, certes, mais pose d’énormes problèmes… »
Difficile d’imaginer le pouvoir actuel chercher des
noises aux puissants fonds d’investissement : en règle générale, c’est même
plutôt le contraire qui se produit. Au fil des ans, leur poids économique les a
rendus incontournables. En décembre 2018, en plein mouvement des gilets jaunes,
Emmanuel Macron veut trouver le moyen de rappeler que la France reste l’un des
pays les plus attractifs au monde, malgré les vitrines brisées. En toute
discrétion, il convie sur le sol français plusieurs patrons emblématiques du
capital-investissement américain, parmi lesquels des représentants de KKR…
« Les gouvernants sont prêts à faire à peu près n’importe quoi pour attirer les
capitaux étrangers, souligne un avocat parisien qui connaît bien les fonds.
D’une certaine façon, toute la politique fiscale actuelle – baisse des impôts
de production, des cotisations sociales, de l’impôt sur les sociétés – vise
aussi à draguer les investisseurs étrangers, en leur rappelant que la France
est un des pays les plus attractifs d’Europe. Quel qu’en soit le coût social. »
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