Juliette Barot. Thomas Lemahieu
Le vaccin mis au point
par l’institut Gamaleya de Moscou est entré dans la procédure d’homologation du
régulateur européen. Mais, à la différence de nos voisins allemands ou
italiens, le gouvernement paraît s’en désintéresser.
Vecteur de propagande personnelle pour Vladimir Poutine, spectre renvoyant
aux grandes heures de la guerre froide et objet d’instrumentalisations à tous
les étages aux quatre coins du monde, Spoutnik V est indéniablement tout cela à
la fois, mais pas que… C’est aussi un vaccin contre le Covid-19. La réserve et
même la méfiance pouvaient être de mise l’année dernière, car les chercheurs
russes étaient restés très opaques sur leurs premiers résultats. Mais depuis la
publication, début février, dans les règles de l’art (validation par des pairs
indépendants et transparence sur les données), de tous les éléments recueillis
lors des essais cliniques d’envergure par la prestigieuse revue
scientifique The Lancet, Spoutnik V est devenu, sur le papier,
l’un des meilleurs vaccins au monde, avec une efficacité culminant à
91,6 % contre les formes symptomatiques de la maladie. De quoi lui
permettre de rivaliser sur le podium avec ses concurrents à ARN messager
(Pfizer BioNTech et Moderna).
Sur fond de crise aiguë des campagnes vaccinales au sein de l’Union
européenne (UE), avec les retards répétés dans la production et la livraison
par les multinationales occidentales, la pression monte un peu partout sur le
continent. Dans cette panade générale, une question émerge plus nettement jour
après jour : les États membres de l’UE peuvent-ils ajouter une corde à leur arc
contre le Covid-19 et intégrer Spoutnik V dans leur stratégie globale ?
Interrogation corollaire dans une telle perspective : l’Europe et, en
particulier, la France peuvent-elles participer à la production du sérum
découvert par l’institut Gamaleya de Moscou ?
« L’autorisation en urgence, c’est comme jouer à la roulette russe »
Absent dans la liste de courses, via des précommandes, de la Commission
auprès des grandes entreprises américaines et européennes, Spoutnik V est
néanmoins parvenu, début mars, à entrer en lice dans la procédure
d’homologation de l’Agence européenne des médicaments (EMA) : sur la base d’une
demande introduite par la filiale allemande du groupe pharmaceutique russe
R-Pharm, le vaccin se trouve désormais dans la phase dite de « révision
continue », préalable à une autorisation de mise sur le marché dans l’UE qui
pourrait, si les choses se passent bien, intervenir à partir de mai ou juin.
Par une procédure d’approbation en urgence, la Hongrie fait cavalier seul : le
gouvernement de Viktor Orban a commencé à administrer une partie des doses dont
il dispose (400 000 de Spoutnik V et 550 000 de Sinopharm) et qui ont été
achetées à prix d’or en dehors du mécanisme européen. « L’autorisation
en urgence, c’est comme jouer à la roulette russe », a condamné, par
un subtil jeu de mots, il y a quinze jours, Christa Wirthumer-Hoche, une des
dirigeantes de l’EMA. Quelques semaines plus tôt, au Parlement européen, Ursula
von der Leyen, la présidente de la Commission européenne, s’étonnait, dans une
veine aussi venimeuse, de voir les Russes proposer leur vaccin dans le monde
entier, tout en restant, selon elle, engagés dans une course de lenteur pour la
vaccination dans leur propre pays…
L’Allemagne devrait « agir pour elle-même »
En réalité, Spoutnik V a un gros problème : il n’est fabriqué qu’en très
petites quantités actuellement. Selon les données révélées par l’Humanité (lire
notre édition du 11 mars), 10,5 millions de doses seulement étaient
sorties, au début du mois, des quelques usines russes qui fabriquent le sérum.
Un chiffre à comparer avec les 8,5 millions d’injections annoncées par le
Kremlin, ces derniers jours… Au-delà de ses arrière-pensées diplomatiques ou
même propagandistes (lire ci-contre), c’est aussi pour lever ces énormes
difficultés de production que le fonds souverain russe RDIF recherche des
partenariats avec des entreprises dans l’Union européenne, alors que Vladimir
Poutine s’est tenu à l’écart des débats à l’Organisation mondiale du commerce
(OMC) pour faire des vaccins un « bien public mondial ». L’existence de tels
accords est indispensable dans le processus d’autorisation de l’EMA, qui doit
également pouvoir homologuer les sites de fabrication du sérum sur le sol
européen.
Depuis le début du mois, les annonces se multiplient. La chambre de
commerce italo-russe claironne que le labo suisse Adienne pourrait lancer la
production de Spoutnik V dans une de ses usines en Lombardie dès juillet
prochain. Dans la foulée, RDIF évoque, sans plus de détails, des contrats de
fabrication signés « en Italie », mais aussi « en
Allemagne, en Espagne et en France ». Du côté des Européens, ça bouge
aussi. Après que la chancelière Angela Merkel a, suite à la publication des résultats
du vaccin russe dans The Lancet, immédiatement proposé ses
services, plusieurs dirigeants régionaux ont, la semaine dernière, insisté,
appelant à « produire en Allemagne » Spoutnik V. En Italie, le
gouvernement Draghi envisagerait d’utiliser les capacités de ReiThera, un
groupe pharmaceutique dont l’État contrôle 30 % du capital, et le
gouverneur du Latium vient d’annoncer une coopération inédite avec l’institut
Gamaleya afin d’évaluer la réponse du vaccin russe face aux variants.
Et la France dans tout ça ? Elle apparaît très en retrait jusqu’ici. Du
côté de la chambre de commerce et d’industrie franco-russe, on affirme ne pas
avoir d’informations sur un quelconque partenariat. À Bercy, le cabinet d’Agnès
Pannier-Runacher avance qu’il n’y a « pas, à cette date, de contrats
pour la production de Spoutnik V en France ». « Il peut y avoir des
contacts, car les Russes ont des difficultés de production et ils nous ont
sollicités, ajoute un conseiller de la ministre déléguée chargée de
l’Industrie, interrogé par l’Humanité. Mais à ce stade, on
n’a pas d’entreprises françaises qui répondent à leur cahier des charges. Le
vaccin russe fonctionne avec deux adénovirus, ce qui le rend plus compliqué à
fabriquer sur une chaîne de production. »
Coordinateur de la CGT chez Sanofi, Fabien Mallet demeure, lui, très
circonspect sur la possibilité que son groupe participe à la fabrication du
vaccin russe. « Je ne vois pas Sanofi se lancer là-dedans car on va
déjà travailler pour Pfizer et Johnson & Johnson, et en plus, il y a une
dimension géopolitique dans laquelle le groupe va rechigner à mettre les
doigts », argumente-t-il. Mais ça n’empêche pas le syndicaliste de
contester l’argument d’une difficulté technique indépassable du Spoutnik
V. « Le vaccin à adénovirus, et même à double adénovirus, c’est une
technologie que nous maîtrisons, Sanofi en a déjà produit, rétorque-t-il. Le
plus compliqué, c’est de fabriquer la matrice, la bouillie première qui sert à
ensemencer et à démultiplier ce qui sert à la production en masse du vaccin… »
Dans cette affaire, le
serpent se mord la queue en Europe, avec le risque d’ajouter de la crise à la
crise dans les plans de vaccination. Ce week-end, alors qu’Angela Merkel
préconisait directement une « commande de l’UE » pour des
doses de Spoutnik V en cas d’autorisation par l’EMA – faute de quoi, elle
promettait que l’Allemagne devrait « agir pour elle-même » –,
le Français Thierry Breton, commissaire européen au Marché intérieur chargé de
réorganiser les chaînes de production défaillantes des multinationales
pharmaceutiques dans l’UE, traitait le vaccin russe de « complément » pour
plus tard. « Pour l’instant, la priorité est aux Européens », ânonnait-il,
et voyant « l’immunité collective » s’imposer, hasard des
dates, à partir du « 14 juillet »… Comme quoi, ne pas avoir
encore de vaccins en France, n’empêche pas de faire les malins !
Une étude américaine à la rescousse d’astrazeneca
Enfin une bonne nouvelle pour l’université
d’Oxford et AstraZeneca, enlisés ces dernières semaines dans une très mauvaise
passe du fait d’essais cliniques mal calibrés – avec trop peu de personnes
âgées de plus de 65 ans – et, désormais, des inquiétudes liées à
l’apparition, rarissime, de caillots sanguins après l’injection. Selon les
résultats d’essais cliniques de phase 3 aux États-Unis, publiés lundi,
leur vaccin est efficace à 80 % contre le Covid-19 chez les personnes
âgées et n’augmente pas le risque de thromboses. D’après le laboratoire, en
population générale, l’efficacité du vaccin est mesurée à 79 % pour
prévenir les cas symptomatiques de Covid-19 et à 100 % pour empêcher les
formes sévères ainsi que les hospitalisations. Selon une enquête d’opinion
YouGov, publiée lundi, la méfiance envers le vaccin d’AstraZeneca s’est
fortement accrue en France : 61 % des personnes qui ont répondu jugent
qu’il n’est pas sûr (+ 18 points par rapport à février), contre
seulement 23 % qui le jugent
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