Christophe Deroubaix. Lina Sankari
Partisan d’une « grande
alliance démocratique » contre la Chine, le président des États-Unis, Joe
Biden, déploie une politique étrangère agressive en Asie. Les tensions se
cristallisent autour de quatre enjeux. DÉCRYPTAGE
Il n’est pas de hasard en diplomatie. La semaine dernière, pour
leur premier déplacement à l’étranger, le secrétaire d’État Antony
Blinken et le ministre de la Défense Lloyd Austin ont
témoigné de l’attention particulière qu’ils portaient à l’Asie. Il s’agissait
d’une part de redonner du souffle à la relation que les États-Unis
entretiennent avec leurs alliés dans la région. Une alliance quelque peu
tourmentée par Donald Trump, ses coups de menton et
sa politique du cavalier seul, consacrée par le slogan « L’Amérique d’abord ».
Au Japon, puis en Corée du Sud, l’équipe de Joe Biden s’est
d’autre part attachée à consolider le Quad (Dialogue
quadrilatéral pour la sécurité), qui regroupe pour l’heure Washington,
Tokyo, New Delhi et Canberra. Après le sommet virtuel du 12 mars, les
États-Unis pourraient être tentés de muer cette alliance en Otan bis dont
le combat serait exclusivement tourné vers l’endiguement de la Chine. Le
Royaume-Uni s’est déjà porté candidat et pourrait entraîner dans son sillage
d’autres pays tentés par la « grande alliance démocratique » contre Pékin voulue
par Joe Biden.
Le Japon a autorisé, début mars, ses garde-côtes à ouvrir le feu sur
tout navire étranger qui accosterait illégalement sur les îles
Senkaku, nationalisées unilatéralement en 2012.
C’est une fois ce contexte posé qu’Antony Blinken et le conseiller à la
sécurité nationale, Jake Sullivan, rencontraient, en fin de semaine, les
responsables de la diplomatie chinoise, Yang Jiechi et Wang
Yi, en Alaska. Lors de l’entrevue, les États-Unis mettaient en garde la
Chine contre « la coercition et les comportements déstabilisants », à Taïwan, Hong Kong ou
en mer de Chine. Glacial, Jake Sullivan s’est
dit « ouvert à une compétition rude ». « Ce n’est pas comme
cela que l’on accueille ses invités », a jugé Yang Jiechi, piqué au
vif, qui reproche à Washington de vouloir « imposer (sa) propre
démocratie dans le reste du monde » et appelle à « abandonner
la mentalité de guerre froide ».
1/- HONG KONG Les premières sanctions tombent
contre Pékin
Au cœur du premier échange téléphonique entre Joe Biden et Xi Jinping,
le 10 février, la question hongkongaise n’a pas fini de servir d’étendard
à Washington. L’adoption par l’Assemblée nationale populaire chinoise d’un
projet de réforme électorale qui donnera à Pékin un pouvoir de contrôle
supplémentaire sur Hong Kong fut
le premier test de la présidence Biden. Le texte prévoit d’élargir les
prérogatives de la commission électorale en matière de sélection des candidats,
pour lesquels il sera exigé des gages « patriotiques », loin
des revendications autonomistes de l’opposition.
425,5 milliards d'euros
C’est le montant des échanges entre l’Union européenne (UE) et la Chine sur les
neuf premiers mois de 2020. Pékin devient le principalpartenaire commercial de
l’UE devant les États-Unis.
Moins de deux mois après son investiture, Joe Biden engageait des mesures
de rétorsion. La semaine dernière, Washington sanctionnait ainsi
24 responsables chinois et hongkongais impliqués dans la réforme du
système électoral. Joe Biden n’a
jamais fait mystère de son opinion concernant la région administrative spéciale
chinoise. Avant son élection, il jugeait même l’attitude de son prédécesseur à
la Maison-Blanche trop attentiste : « Il n’est pas surprenant que le
gouvernement chinois pense qu’il puisse agir en toute impunité et violer ses
engagements. Les protestions de l’administration actuelle sont trop peu
nombreuses, trop tardives et Donald Trump a manifestement eu très peu à dire.
Nous devons être clairs, forts et cohérents sur les valeurs en ce qui concerne
la Chine. »
Une bravade quand l’essentiel des mesures ont été prises avant son entrée
en fonction. C’est le cas de la révocation du statut préférentiel de Hong Kong, qui ouvrait localement la voie à des
crises en cascade, et faisait de Hong Kong une victime collatérale de
l’affrontement sino-américain.
2/- MER DE CHINE Le point de départ d’un nouveau
conflit ?
Depuis plusieurs années, une idée émerge : la situation actuelle en mer de
Chine méridionale serait similaire à celle qu’a connue l’Europe en 1914, à
savoir un affrontement de nationalismes où le moindre incident pourrait mener à
la guerre. C’est l’objet du roman d’anticipation, 2034, écrit
par deux anciens militaires américains, dont le scénario apocalyptique débouche
sur un affrontement nucléaire. Au nom de la liberté de naviguer en haute mer,
dans cette zone hautement stratégique et engorgée (la moitié du tonnage du
trafic maritime mondial) où la Chine a l’avantage, la France, le
Royaume-Uni et l’Allemagne ont choisi leur camp. En février, Paris dépêchait
ses frégates près du Japon afin de participer à un exercice militaire conjoint
avec Tokyo et Washington, ainsi qu’un sous-marin d’attaque à propulsion nucléaire
en mer de Chine méridionale.
L’Inde est le pilier de
notre approche dans la région.
LLOYD AUSTIN SECRÉTAIRE À LA DÉFENSE AMÉRICAIN
Depuis 2019, la France a rejoint les États-Unis dans leur démonstration de
force et navigue régulièrement près des récifs « poldérisés » par Pékin,
signifiant que sa souveraineté sur ces îlots n’est pas reconnue. Pékin
revendique une légitimité historique et juridique sur ces eaux où les Philippines, Taïwan,
le Vietnam, la Malaisie et Brunei ont
également des prétentions. Mais la Cour internationale d’arbitrage de La
Haye rejette pourtant les revendications chinoises.
Lors du dernier sommet virtuel du Quad, les participants ont
décidé de « relever les défis de l’ordre maritime fondé sur des règles
dans les mers de Chine orientale et méridionale ». Comment ? Washington a
donné un aperçu de la stratégie en envoyant deux navires de guerre depuis fin
janvier. Washington serait en outre en train de se doter de bateaux Long
Range Unmanned Surface Vessels (LRUSV), à même d’effectuer de longs
trajets en totale autonomie et de lancer des munitions rôdeuses. En clair, des
navires sans pilotes équipés de drones, qui pourraient partir à l’assaut des
îlots contestés. « Nous sommes parvenus à un moment grave de
l’histoire, où une attaque contre les îles et les îlots chinois est
possible », redoute l’expert militaire Wang Yunfei. Pour y
parer, la Chine développerait de son côté des canons de 48 drones
mobilisables en quelques minutes. Une course à l’armement qui incite les pays
riverains à renforcer à leur tour leur capacité de défense.
Lire aussi : Asie-Pacifique. La Chine consolide son influence par le
libre-échange
3/ - TAÏWAN Washington joue avec l’idée
d’indépendance
C’est à la fois la question intérieure chinoise la plus sensible et l’un
des principaux points de tension entre les deux grandes puissances. Pour Pékin,
il n’y a aucun débat : Taïwan et ses 23 millions d’habitants font partie
intégrante de la Chine. Deux traumas cohabitent dans l’inconscient collectif :
celui des guerres de l’opium perdues au XIXe siècle face aux puissances
coloniales et la volonté du général MacArthur d’enrôler
l’armée de Tchang Kaï-chek, de bombarder la Chine et de recourir à
l’arme nucléaire, option rejetée par les chefs d’état-major de Truman. Le
nationalisme que revendique Xi Jinping depuis son arrivée au
pouvoir en 2013 se nourrit de ces morsures.
La Chine est le plus
grand défi géopolitique du XXIe siècle. ANTONY BLINKEN, SECRÉTAIRE D’ÉTAT AMÉRICAIN
D’ici au centenaire de la fondation de la République populaire de
Chine, en 1949, les dirigeants chinois comptent réintégrer pleinement
Taïwan, dont l’indépendance n’a jamais été proclamée. À ce titre, Taïwan est
considéré par l’ONU comme une province de la RPC. La présidente de
Taïwan, Tsai Ing-wen, affirme son opposition à la formule « un
pays, deux systèmes » employée par Pékin mais bafouée à Hong Kong.
Coup de griffe assumé, Joe Biden a
invité Hsiao Bi-khim, représentante de l’île aux États-Unis, lors
de la cérémonie de son investiture. Une première depuis 1979 et le Taiwan
Relations Act, la loi votée par le Congrès qui définit la relation entre les
États-Unis et Taïwan. En janvier, Washington levait les restrictions sur les
contacts entre représentants américains et taïwanais. Une première étape.
Mais la bataille est également économique et technologique, avec les puces
électroniques de pointe en vedette. Elles sont le « pétrole » de la quatrième
révolution industrielle. Or, il se trouve que le leader mondial des
semi-conducteurs est une entreprise taïwanaise : TSMC. Les
sanctions décidées sous l’administration Trump ont fermé le robinet
d’acheminement : ces denrées essentielles ne traversent plus le détroit de
Formose. Le mastodonte chinois doit se passer des puces 5 étoiles de TSMC tandis
qu’Apple a pu équiper son iPhone12 d’une puce ultra-puissante de
5 nanomètres. Afin de prendre en étau la concurrence chinoise, Semiconductor
Manufacturing International Corporation (Smic, basée à Shanghai) a
également été la cible de sanctions. En 2019, la Chine a dû importer
304 milliards de dollars de semi-conducteurs, soit plus que le
pétrole. Washington sait qu’il s’agit là du principal talon d’Achille de Pékin et
appuie où ça fait mal.
4/ - ZONE ASIATIQUE La bascule stratégique des
États-Unis vers l’Asie
Le concept du « pivot » asiatique fête ses dix ans. Il a été utilisé dès
2011 lors d’un voyage de Barack Obama en Asie-Pacifique. Dans
un point de vue publié par la revue Foreign Policy, Hillary
Clinton l’explique et parle d’un rééquilibrage dont la
« précondition » serait la fin des guerres en Afghanistan et en Irak, qu’elle
avait par ailleurs approuvées. La politique étrangère de Bush était
centrée sur le Moyen-Orient et un axe Bagdad-Kaboul. Celle d’Obama
regarde vers l’ouest.
Ce rééquilibrage vers l’Asie se veut à la fois politique et militaire. Il
s’agit à la fois de relier militairement les océans Indien et Pacifique et
de s’appuyer sur les alliés régionaux. Deux décisions découlent de cette
nouvelle approche : stationner 60 % des forces navales dans
la zone indo-pacifique contre 50 % auparavant (quelques dizaines de
milliers de soldats supplémentaires) et renforcer le Quad. À Pékin, ce
« pivot » accrédite l’idée que l’Amérique veut endiguer la puissance montante
des Chinois, voire l’encercler. Ils répondent par une course aux armements.
Depuis 2015, la marine chinoise dispose d’un plus grand nombre de bâtiments que
l’US Navy. En 2019, la Chine représentait 14 % des dépenses
militaires mondiales (36 % pour les États-Unis), contre 1 % en 1988.
Donald Trump hérite, en 2016, de cette politique mais ne la conteste pas et lui
donne une dimension à la fois erratique et xénophobe. La méthode Biden sera
sans doute différente de celle de son prédécesseur, mais le cap demeurera le
même : faire prévaloir la puissance américaine dans cette rivalité stratégique
du XXIe siècle. Un relatif consensus bipartisan existe au Congrès – et
même au sein de la population – sur le défi posé par la Chine.
Pas forcément sur la façon d’y faire face.
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