Fragilisés par la crise, de plus en plus de Français
peinent à payer leurs loyers, multipliant les risques d’expulsions. Dans son 26e rapport,
publié ce mardi, la Fondation Abbé-Pierre dénonce l’attentisme coupable de
l’exécutif, qui vient seulement d'annoncer la prolongation de la trêve
hivernale jusqu'au 1er juin.
« J'ai commencé à travailler à
18 ans. J’ai toujours gagné ma vie sans rien demander à personne. Je
pensais aller vers une retraite bien méritée et là, je vais me retrouver SDF. » Maître
d’hôtel dans l’événementiel, Marc Crespo gagnait en moyenne de 2 500 à 3 000 euros
par mois, entre ses périodes d’activité et de chômage. Aujourd’hui, la crise
sanitaire menace de le jeter à la rue. À 59 ans, après avoir éclusé en
juin ses droits au chômage, il n’a, pour la première fois de sa vie, pas pu
payer son loyer. Il y a deux semaines, l’huissier est venu le prévenir. En
juillet, son bail ne sera pas renouvelé. « C’est un déclassement social
complet », résume-t-il. Autour de lui, de plus en plus de collègues
connaissent des situations similaires. « En huit ans, c’est la première
fois que je n’arrive pas à payer mes 230 euros de loyer », explique
l’un d’eux.
Les signes d’une dégradation à plus long terme
« On voit bien qu’il y a une vague
d’impayés de loyers. Elle n’est pas encore spectaculaire, mais elle se
dessine », prévient Manuel Domergue, directeur des
études de la Fondation Abbé-Pierre (FAP), qui sort ce mardi son 26e rapport sur l'état du mal-logement en France, sur fond de pandémie. L’association a calculé qu’aux
16 000 expulsions avec concours de la force publique, effectuées tous les
ans, devraient s’ajouter cette année environ 12 000 autres procédures,
pour des ménages fragilisés, mais qui ont pu rester dans leur logement grâce à
la prolongation, en 2020, de la trêve hivernale jusqu’au 10 juillet. À cela s’ajoute
l’augmentation probable du nombre d’impayés en raison des pertes de revenus
liés à la crise. « Au total, il va y avoir des dizaines de milliers de
ménages menacés d’expulsion à partir du 1er avril 2021 », estime
Manuel Domergue.
Les signes d’une dégradation à plus long
terme sont là. En décembre 2020, le nombre d’appels préventifs de
locataires du privé à SOS Loyers impayés, la structure gérée par l’Agence
nationale pour l’information sur le logement, était en hausse de 47 % par
rapport à 2019. Une tendance de fond puisque des chiffres similaires ont été
relevés en novembre : + 48 % pour les locataires du parc privé et
+ 53 % pour ceux du public. Dans le secteur HLM, les bailleurs ont
rapidement renforcé les suivis individuels et mis en place des plans d’apurement,
ce qui a permis de limiter la casse. « Il y a eu 200 millions
d’euros d’impayés en plus par rapport à 2019 en mai-juin, mais ça a baissé, et
on retrouve aujourd’hui un taux plus classique », indique Marianne
Louis, directrice de l’Union sociale pour l’habitat, qui représente l’ensemble
des bailleurs sociaux. La crise n’épargne pas non plus les accédants à la
propriété, dont certains ne sont plus en mesure de payer leurs traites.
Une majorité des situations passe sous les radars
La situation dans le parc privé, plus cher
et où sont logés les plus précaires, suscite le plus d’inquiétude. Mais elle
est aussi plus opaque. En juin, la Fnaim et l’Unis, qui gèrent parmi les plus
grands réseaux d’agences et d’administrateurs de bien, évoquaient 10 %
d’impayés. Ils ne communiquent plus depuis. « En juin, nous avons fait
une relance le 5e jour du mois pour 12 % des locataires. En
décembre, pour 22 %. La relance par courrier au bout du 25e jour
a concerné 0,6 % de nos locataires en juin et 1,8 % en décembre. En
temps normal, le taux d’impayés ne dépasse pas 0,7 % », détaille
Arnaud Hacquart, directeur d’Imodirect, une agence en ligne qui gère
2 000 logements. En réalité, une majorité des situations passe sous les
radars, parce que les locations, sont faites directement avec des petits
propriétaires privés. « Avec mon statut, je n’ai jamais pu louer via
une agence », confirme, par exemple, Marc Crespo.
L’explosion des impayés est, pour
l’instant, peu visible. « Ceux qui ont des difficultés ne le crient pas
sur les toits. Il y a une sorte de honte. Surtout, avant d’arrêter de payer
leurs loyers, ils se privent sur tout le reste : l’alimentaire, la santé… Sans
compter ceux qui font appel à des crédits revolving », souligne Eddie
Jacquemart, président de la Confédération nationale du logement. Beaucoup sont
fragilisés, mais payent encore. Nina est de ceux-là. Graphiste, elle gagne
1 000 euros par mois avec un mi-temps en CDI. Elle travaille aussi comme
indépendante pour une maison d’édition, qui vient de perdre un contrat qui lui
rapportait 3 000 euros par an, et ne peux plus compter que sur
750 euros de plus. Son compagnon a, lui, perdu ses maigres revenus
d’autoentrepreneur. Le couple est en difficulté pour payer son loyer parisien
de 1 500 euros. « J’avais 3 000 euros sur mon livret A, j’ai
dû les utiliser », raconte-t-elle. Les vacances, elle y a renoncé. Et
avoue parfois voler dans les magasins. Son angoisse, c’est que sa propriétaire
augmente le loyer de son meublé renouvelable tous les ans. « C’est
stressant. Quand on n’a pas de CDI, on est hyperfragile. Et le Covid a accentué
notre précarité », explique-t-elle. Le sondage réalisé par la FAP
indique que 32 % des Français ont vu leur situation financière se
dégrader. Et qu’ils sont plus de 20 % à éprouver des difficultés à payer
leur loyer.
« La crise sociale va empirer »
Inquiets, bailleurs et associations ont
les yeux rivés sur la fin des mesures prises pour limiter l’impact de la crise,
notamment le chômage partiel. « Notre souci, c’est ce qui va se passer
quand les aides vont s’arrêter », résume Arnaud Hacquart. Avec
11 % de chômage attendus pour 2021 et une réforme restreignant le droit à
l’allocation, l’explosion des impayés dans les années à venir paraît
inexorable. « Ce qui nous préoccupe, c’est que la crise sociale va
aller en empirant et que les outils pour y faire face vont être affaiblis », analyse
Marianne Louis. En dehors d’un peu de publicité au printemps pour le
numéro SOS Loyers impayés (1) et de la mise en place par Action Logement
(ex-1 % patronal) d’une aide aux salariés locataires de 300 euros
pendant deux à six mois, rien n’a été fait. « On a un peu l’impression
que le gouvernement attend qu’il y ait une explosion des impayés pour
agir », s’agace Christophe Robert, délégué général de la FAP. Pour
montrer sa sensibilité au sujet, le gouvernement a mis en place, en novembre,
un Observatoire des impayés. Il a aussi confié au député LaREM Nicolas Démoulin
la rédaction d’un rapport. Remis dimanche à la ministre du Logement, il
préconise une simplification des démarches pour obtenir de l’aide. Mais pas un
centime n’a été mis sur la table dans le plan de relance ou ailleurs.
« Déjà limités en temps normal, les fonds
de solidarité logement, qui servent à payer de façon transitoire les loyers des
ménages en difficultés, sont encore plus insuffisants aujourd’hui », souligne Manuel Domergue. Certaines collectivités
ont mis la main à la poche pour en augmenter le budget, mais l’État ne les a
pas abondés. Gérés localement, ils restent très inégalitaires, avec des règles
d’accès différentes selon les territoires. Dans les Alpes-Maritimes, par
exemple, il faut avoir payé ses deux derniers mois de loyer pour en bénéficier.
Quand Marc Crespo en a découvert l’existence, il n’y avait déjà plus droit. La
FAP appelle à l’uniformisation de leurs règles et à leur revalorisation. Depuis
mars, elle plaide aussi sans succès pour la mise en place d’un fonds d’urgence
d’au moins 200 millions d’euros pour le paiement des loyers et des
charges.
Le gouvernement n’est pas non plus revenu
sur les coupes successives sur les aides au logement (APL), adoptées depuis le début du quinquennat (voir notre infographie). Il a même maintenu, en janvier, la réforme prévue
avant la crise et le passage à un mode de calcul « en temps réel ».
Sous couvert de les faire mieux correspondre aux revenus des demandeurs, elle
permet au budget de l’État d’économiser des centaines de millions d’euros. La
FAP appelle à revenir sur ces économies, comme sur celles imposées au secteur
HLM. Au-delà, c’est le logement dans son ensemble qu’il faut arrêter de
considérer comme un vulgaire produit de spéculation, pour le traiter enfin pour
ce qu’il est : un bien essentiel.
(1) 0 805 160 075.
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