Christophe Deroubaix
Le climat politique dans lequel le nouveau président a
pris ses fonctions diffère de celui des années Obama. Entre-temps, les
campagnes de Bernie Sanders et les mouvements sociaux ont modifié le rapport de
forces.
Personne n’en attendait réellement
autant. Depuis son entrée dans le bureau ovale, Joe Biden a annoncé nombre de
mesures clairement progressistes. Les premiers pas du 46e président des
États-Unis s’écartent du milieu de la chaussée où il avait évolué durant toute
sa carrière, depuis sa première élection au Sénat en 1972. Que s’est-il donc
passé pour qu’un bon vieux centriste opposé, dans les années 1970, au
« busing » (organisation des transports scolaires afin d’assurer la mixité
sociale dans les écoles) et au financement fédéral de l’avortement, puis
durant la décennie suivante, soutien des politiques de réductions massives d’impôts
de Ronald Reagan et enfin rédacteur de l’ultra-répressive Crime Bill de 1994,
connaisse une épiphanie progressiste à presque 80 ans ?
Le magazine marxiste Jacobin a
son idée, toute contenue dans le titre d’un article signé Liza
Featherstone : « Si Joe Biden vire à gauche, vous pouvez remercier la
gauche. » L’approche de John Mason est assez voisine. Lors d’un webinaire
organisé par la Fondation Gabriel-Péri, il y a quelques semaines, ce professeur
de sciences politiques à l’université William-Paterson (New Jersey) a formulé
l’hypothèse suivante : « Si Joe Biden est un centriste, cela veut dire
qu’il suit le centre de gravité de son parti. Quand celui-ci évolue à gauche,
il suit. » De fait, le programme de Joe Biden durant les primaires
démocrates se situait plus à gauche que celui de Clinton en 2016 qui, lui-même,
était plus à gauche que celui d’Obama en 2008.
Si aucune figure de gauche n’a trouvé sa
place au sein de l’administration Biden, bien que des élus réellement
progressistes y ont été nommés (Marcia Fudge au Logement, Deb Haaland à
l’Intérieur, Xavier Becerra à la Santé), les trente premiers jours du président
Biden – en partie encombrés par le deuxième procès raté en destitution de Donald
Trump – n’en ont pas moins surpris par leur audace, au moins au regard du pedigree
du bonhomme. « Biden n’était pas notre candidat rêvé. Il n’est pas
notre président rêvé. Mais ce n’est pas une question de goût, mais de
politiques, constate Ethan Earle, consultant politique. La gauche
a trop souvent des difficultés à reconnaître ses propres victoires. Il faut
donc qu’elle revendique le crédit des concessions arrachées à l’administration Biden. »
Des mesures populaires sans risque politique pour Biden
Aucune des mesures annoncées par Joe Biden
n’est susceptible de lui coûter politiquement : elles sont devenues populaires
au fil de la décennie écoulée. Occupy Wall Street (OWS), déclenché en
septembre 2011, peut être considéré comme le point de départ de ce
mouvement. Quelques mois plus tard, lors d’un « Left Forum » à New York, devant
une assistance mi-médusée, mi-irritée, le cinéaste Michael Moore avait
lancé : « Nous avons fait la part la plus difficile du travail : être
majoritaires dans les esprits. »
« Voilà ce qui s’est passé, résume Bennett Carpenter, animateur du mouvement
progressiste Durham for All, en Caroline du Nord. En 2011, Occupy s’est
soulevé pour protester contre les inégalités économiques. En 2013, Black Lives
Matter (BLM) a relancé le combat contre le racisme systémique. En 2016, la
candidature de Bernie Sanders a dynamisé la gauche électorale et socialiste. Et
puis il y a eu le mouvement Fight for $15, le mouvement des
DREAMers et des activistes Latinxs, et beaucoup d’autres. Il faut
comprendre tous ces mouvements comme une séquence dans laquelle chacun a tiré
des leçons et contribué des avances l’un de l’autre. Mais il faut
également comprendre ces mouvements comme une réaction progressive et
grandissante aux défaillances du néolibéralisme et de la dernière
administration démocrate, dont Biden a fait partie. »
Un an après le lancement d’OWS, toujours à
New York, des salariés des fast-foods déclenchaient une grève avec la
revendication d’un salaire minimum à 15 dollars. Ce qui leur a valu
quelques lignes dans le New York Times. À peine une année plus
tard, la ville de Seattle, sous l’égide de la conseillère municipale
socialiste, Kshama Sawant, devenait pionnière en la matière. En 2015, Bernie
Sanders, candidat à la primaire démocrate, intégrait cette mesure à son
programme. « Vous vous souvenez que, jusqu’en 2015, cette revendication
semblait ridicule pour beaucoup d’économistes et d’élus politiques, se
remémore Nicholas Allen, responsable des affaires internationales pour le
syndicat SEIU (2,2 millions de membres). Aujourd’hui, après avoir
fait son chemin dans beaucoup de grandes villes, puis d’États, un tel salaire
minimum semble non seulement raisonnable, mais absolument nécessaire pour
relancer le pouvoir d’achat dans une économie dévastée par la crise. »
À l’instar du Fight for $15, l’histoire de
la décennie écoulée est celle d’idées périphériques qui deviennent centrales
dans la vie politique du pays. À des problématiques structurelles dans le pays,
une nouvelle génération de militants apporte des réponses audacieuses et des formes
d’actions souvent nouvelles. En 2018, le mouvement Sunrise se fait remarquer en
occupant le bureau de la « speaker » démocrate de la Chambre des représentants,
Nancy Pelosi, afin de faire avancer leur idée d’un « New Deal
écologique ». Les militants demandent à une toute nouvelle élue de les
rejoindre. À rebours des conventions de ce haut lieu de pouvoir, elle accepte.
Elle s’appelle Alexandria Ocasio-Cortez, 29 ans, socialiste revendiquée,
plus jeune élue de l’histoire du Congrès. L’establishment démocrate s’étouffe,
mais une idée a percé. En 2021, elle est désormais favorablement accueillie par
les électeurs.
Un laboratoire d’élaboration d’idées nouvelles
Parfois, les frictions se jouent au sein
même de l’aile gauche. En 2015, des militants de Black Lives Matter
interrompent Bernie Sanders en train de discourir au pupitre. Ils trouvent que
le candidat ne prend pas assez en compte la question du racisme systémique et
renvoie toute avancée en la matière à des propositions uniquement économiques
et sociales. Le débat agite durant des mois et des années le camp progressiste.
Quatre ans plus tard, la plateforme « Sandernista » a intégré une nouvelle
façon de penser en la matière. Comme l’ensemble du pays, d’ailleurs. 2020 n’est
pas 2008. Ce qui a changé ? « Le plus grand mouvement de l’histoire
américaine : Black Lives Matter. À la fois en nombre de participants, dans sa
sociologie et dans sa géographie », répond Charlotte Recoquillon,
chercheuse à l’Institut français de géopolitique. Si le mouvement est plutôt
composé de jeunes, « les organisateurs sont des militants extrêmement
aguerris » qui ont fait d’un « travail de pédagogie » l’une
de leurs grandes forces, comme le souligne l’universitaire. « Il y a
cinq ans, personne n’avait entendu parler du “privilège blanc”. Aujourd’hui,
tout le monde n’est pas forcément d’accord, mais le concept est connu »,
ajoute-t-elle encore. Pour le dire autrement, BLM impose les termes du débat
sur le racisme. Tout comme Sunrise ou 350.org sur la question climatique. Tout
comme l’avaient fait OWS puis le Fight for $15 sur le nerf des inégalités
sociales.
Les deux campagnes du sénateur socialiste
du Vermont ont fonctionné à la fois comme un laboratoire d’élaboration d’idées
nouvelles (Medicare for all, gratuité des études supérieures dans les
universités publiques, création d’un impôt sur la fortune), une immense séance
d’éducation populaire et un carrefour où se sont croisés les mouvements
organisés ou non de la société sur les grandes questions qui taraudent les
États-Unis : justice sociale, changement climatique, antiracisme, féminisme.
Mais les confluences s’organisent aussi en dehors des temps électoraux. « Depuis
les événements de Ferguson en 2014-2015, nos militants manifestent aux côtés de
Black Lives Matter et en sont même partie prenante, pointe Nicholas
Allen. Une alliance très naturelle puisque, souvent, ce sont les mêmes
personnes impliquées. » L’intersectionnalité en pratique. À Standing Rock,
dans le Dakota du Nord, en 2016, de jeunes militants environnementalistes se
sont retrouvés aux côtés des Amérindiens dans la mobilisation contre la
construction d’un oléoduc.
C’est donc dans un climat beaucoup plus
favorable aux idées progressistes que Joe Biden prête serment et, d’une
certaine façon, prend acte d’un nouveau rapport de forces. Pour Mark Kesselman,
professeur de sciences politiques à la Columbia University (New York), il faut
y ajouter une sorte de leçon de choses qu’a constituée le début de la
présidence de Barack Obama : « Ce dernier a tout fait pour essayer de négocier
avec les républicains, avec le résultat que l’on sait : il a perdu du temps, il
a échoué, puis le Parti démocrate a été défait lors des élections du mi-mandat
de 2010. Biden doit garder sa majorité assez mince et donc proposer
des avancées pour mobiliser ses troupes. » Bémol : il rechigne
toujours à faire siennes des idées qui deviennent dominantes, telle que
l’instauration d’un système de santé universel (Medicare for all). « Biden
est visiblement tiraillé entre ses instincts politiques – son affinité pour la
collégialité avec la droite, son conservatisme naturel – et la réalité qui
exige des mesures radicales », analyse Jacob Hamburger, journaliste et
fondateur du site Tocqueville 21. Raison de plus, selon Ethan Earle, « pour
que la gauche, sur cette base, en bonne organisatrice doive engranger de
l’adhésion et des adhésions pour aller plus loin ». Et donc emmener
Joe Biden encore un peu plus loin à gauche.
Trente jours
prolifiques
En un peu plus d’un mois dans le Bureau ovale, Joe
Biden a défait une partie du bilan de Trump et ouvert un certain nombre de
chantiers. D’un côté : fin de la construction du mur à la frontière avec le
Mexique, révocation du « muslim ban », abandon de l’oléoduc Keystone XL, retour
des États-Unis au sein de l’OMS (Organisation mondiale de la santé) et des
accords de Paris. De l’autre : plan de relance de 1 900 milliards de
dollars, salaire minimum à 15 dollars par heure, régularisation des 11 millions
de sans-papiers, abolition de la peine de mort fédérale, plan contre les
discriminations, projet de loi pour renforcer le contrôle des armes à feu.
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