Alors que 160 millions de votes sont attendus,
Joe Biden est le favori, mais les chances de Donald Trump demeurent. L’Amérique
va sans doute connaître l’élection la plus civique de son histoire et peut-être
la plus surprenante, voire incontrôlable.
C’est presque acquis : cette élection
entrera dans les livres d’histoire. Tout y contribue. L’enjeu : faire du « premier
président blanc » (la formule est du journaliste écrivain
africain-américain Ta-Nehisi Coates) l’homme d’un seul mandat. Le contexte
sanitaire : la pandémie, qui en est à son troisième pic, a frappé
9 millions de personnes et en a abattu 230 000. La méthode : alors que les
bureaux de vote ouvrent ce mardi matin, comme il est de tradition le premier
mardi qui suit le premier lundi de novembre, on s’apprête à vivre l’élection
présidentielle la plus civique depuis les années soixante. Demeure cette
inconnue : par quelle porte entrera-t-elle dans ce grand panthéon des
événements ?
1. La vague bleue
Personne ne s’attend à vivre un moment
électoral « normal », avec le puzzle des États qui s’assemble au fil de la nuit
américaine et le nom de l’élu connu au petit matin. Les raisons en sont
multiples : refus de Donald Trump de s’engager à accepter les résultats du
vote ; participation historique qui va engorger un système électoral désuet ;
processus de comptage d’un nombre historiquement élevé de bulletins envoyés par
correspondance. Un seul scénario peut déjouer la perspective d’une interminable
attente : un résultat tellement clair et massif qu’il ne peut être contestable.
En l’occurrence, et en l’état des derniers sondages comme des analyses des
votes anticipés, il ne peut clairement pas s’agir d’une déferlante en faveur de
Donald Trump. Seule une vague démocrate peut clore le chapitre de l’élection de
2020, quelques heures seulement après la fermeture des derniers bureaux de la
Côte Ouest. Quelle forme peut-elle prendre ? Tout d’abord, une avance nette
dans le vote populaire, même si, au final, celui-ci n’est d’aucune importance :
disons, entre 5 et 10 % (la dernière moyenne des sondages indiquait 7,5 %),
soit de 7 à 15 millions de voix d’avance. Elle serait alors de même
ampleur que la dernière « vague bleue » en date, celle des élections
législatives de mi-mandat : 10 millions de voix et 8,5 % d’avance.
Ce landslide (raz de marée) national doit,
pour ne souffrir aucune contestation, se matérialiser dans les États clés.
Hypothèse : Joe Biden remporte largement les trois du Midwest (Pennsylvanie,
Michigan et Wisconsin), perdus par Hillary Clinton en 2016, et empoche, en
supplément, l’Arizona et la Caroline du Nord avec une marge confortable, soit
un total de 304 grands électeurs (majorité à 270). Si la Floride, voire la
Géorgie s’ajoutent à la liste, c’est banco pour le parti de l’âne. À l’unisson,
les républicains perdent leur majorité au Sénat et les démocrates maintiennent
la leur à la Chambre des représentants. Grand chelem pour les démocrates, qui
peuvent rapidement se lancer dans la transition et dans les premières mesures
marquantes du mandat. C’était le scénario rêvé des stratèges démocrates,
jusqu’à la résurgence de craintes avec d’ultimes sondages un tantinet moins
favorables.
2. Le chaos
Sans « vague bleue », c’est la boîte de
Pandore. Joe Biden remporte le vote populaire par une marge plus étroite que
celle indiquée par les sondages depuis des mois. Dans nombre de Swing States,
les résultats seront suffisamment serrés pour que Donald Trump n’y reconnaisse
pas sa défaite (si tel est le cas) et fasse envoyer l’armée d’avocats, à pied
d’œuvre depuis de nombreux mois. Coup de tonnerre, même : en fin de soirée, le
président sortant annonce que son avance est telle en Pennsylvanie qu’il ne
peut plus être rattrapé, sauf fraudes massives. Sur les écrans, les chiffres
qui s’actualisent lui accordent une forme de véracité : il devance largement
Joe Biden. Mais ce sont les votes effectués en personne, le jour même (mode
privilégié par les républicains), qui s’affichent. Le résultat du vote par
correspondance, utilisé majoritairement par les démocrates, n’apparaît pas
encore. Il reste des millions de bulletins à compter : ils ont été enregistrés
par les autorités, et on peut suivre en direct sur Internet le volume restant à
dépouiller. Peu importe, Trump crée la confusion. Des groupes armés font leur
apparition autour de bureaux où sont centralisés les bulletins. Trump persiste
et revendique la victoire en Floride et en Caroline du Nord, alors que les
opérations de comptage ne sont pas terminées. Avec le Texas et la Géorgie qui
tombent dans son escarcelle, il twitte : « SECOND MANDAT. MERCI L’AMÉRIQUE. »
Les avocats des deux candidats ont lancé des dizaines de recours devant des
tribunaux.
Les décisions de juges fédéraux sont
contradictoires, tandis que la contestation des totalisations est revendiquée,
ici par un camp, là par un autre. En Pennsylvanie, on s’écharpe pour
savoir si les signatures sur chaque enveloppe reçue sont bien concordantes avec
celles figurant sur les listes électorales. Au Texas, les démocrates font appel
d’une décision judiciaire qui annule le vote de 120 000 citoyens
effectué à Houston en drive-through (bulletin déposé à un comptoir au
volant de sa voiture.) En Géorgie, les associations de défense des droits
civiques constatent que des dizaines de milliers d’Africains-Américains n’ont
pas pu voter alors qu’ils étaient dûment inscrits. En Floride, les machines
censées comptabiliser les bulletins multiplient défaillances et pannes. Les
comtés les moins aisés – notamment autour de Miami, où réside une forte
population africaine-américaine – en sont les principales victimes. Bref, la
situation de 2000 en Floride est de retour, mais démultipliée à l’échelle de
plusieurs États. Dans les rues, rassemblements et manifestations se
multiplient, avec parfois accrochages et affrontements. Ensuite ? C’est le
principe de la boîte de Pandore : on ne sait ce que l’on y trouve en l’ouvrant.
3. 2016, le remake
Autre scénario possible : Joe Biden
recueille 49,95 % des voix, soit 80 millions de voix. Donald Trump :
46,1 %, et 73,8 millions de voix. Comme annoncé par le politologue
Michael McDonald, le taux de participation est historique : 67 % (bien
plus que les 63,8 % de Kennedy-Nixon en 1960 et que les 61,6 %
d’Obama-McCain en 2008). Avec 6,2 millions de voix de plus que Donald
Trump, Joe Biden double l’avance de Hillary Clinton. Pourtant, il subit le même
destin et ne prêtera pas serment le 20 janvier 2021. Donald Trump dispose
de 279 grands électeurs, contre 259 à l’ancien vice-président de Barack Obama.
Au bout des comptes, recomptes et décisions de justice, les résultats validés
sont sans appel. Le président sortant a remporté la Floride avec 65 000 voix
d’avance. Il a surtout réédité son exploit de 2016 en Pennsylvanie (18 000 voix
d’avance), exploitant au mieux, dans cet État qui profite du boom du gaz de
schiste et du gaz naturel, de la « gaffe » de Biden appelant à sortir de l’ère
des énergies fossiles. Et réalisé un come-back dans l’Arizona, État
historiquement conservateur dont les changements démographiques laissaient
augurer un virage vers les démocrates, pour devancer de 8 000 voix Joe Biden.
Jamais, depuis la fondation du pays, la distorsion entre le « vote populaire »
et le collège électoral n’a été de cette ampleur. L’Amérique antitrumpiste
descend dans la rue pour demander une réforme du système, par ailleurs
souhaitée par une majorité d’Américains. La réponse des républicains est
claire : NO. En vingt ans, ce système leur a permis de remporter la présidence,
tout en étant minoritaires en voix. Des appels à la sécession montent dans le
Vermont, à New York et en Californie.
4. Le hold-up
Dernière possibilité, cette bonne vieille démocratie
américaine n’a pas réussi à organiser une élection juste et équitable au
résultat incontestable. Le collège électoral est censé se réunir, État par
État, le 14 décembre, afin que les grands électeurs – qui ne sont tenus par
aucun mandat, dans un tiers des États – désignent le président. Problème :
aucune issue n’a été trouvée dans un certain nombre d’États. Pire : en Caroline
du Nord et en Pennsylvanie, deux « certifications ont été envoyées » à
Washington, l’une par le gouverneur démocrate, l’autre par les assemblées à
majorité républicaine. À partir de là, deux versions sont envisageables.
Saisie, la Cour suprême exige que le vote ait lieu en temps et en heure. En
l’absence des délégués de plusieurs États, aucune majorité ne se dégage. Ce qui
renvoie la décision à la Chambre des représentants. Astuce de la Constitution :
on n’y vote pas par député mais par délégation. La Californie et ses 53
députés comptent autant que le Wyoming et son unique député. Même si le parti
de Joe Biden et Nancy Pelosi a renforcé sa majorité de quelques unités, le
3 novembre, 27 États ont une majorité de députés républicains, contre 23 à
majorité démocrate. Donald Trump est réélu président des États-Unis. Ou alors,
par un moyen ou par un autre, une majorité des neuf juges de la plus haute
instance judiciaire du pays accordent sur le tapis vert le plomb d’une défaite
en or d’une victoire. La juge Amy Coney Barrett, nommée au pas de charge par
les républicains du Sénat, apporte la voix décisive. Donald Trump n’avait pas
caché son intention de faire trancher une Cour suprême au complet. Le (mauvais)
tour est joué.
Le « verrou » du sénat va-t-il sauter ?
Sans
majorité au Sénat, aucun président ne pourra prétendre mettre en œuvre ses
politiques. Les républicains y disposent d’une majorité de 53 sièges et d’un
avantage structurel : chaque État étant représenté par deux sénateurs, quel que
soit le nombre de ses habitants (près de 40 millions pour la Californie ou
moins de 600 000 pour le Wyoming), l’Amérique rurale est surreprésentée dans
cette Chambre haute aux immenses pouvoirs, notamment celui de nommer les juges
dans les tribunaux fédéraux ou à la Cour suprême. Plusieurs sortants
républicains se trouvent en grande difficulté dans des États qui sont également
compétitifs pour l’élection présidentielle : Iowa, Caroline du Nord, Maine,
Arizona, voire Géorgie. En cas d’égalité, c’est la voix du vice-président qui
devient prépondérante.
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