Une démocratie rongée de l’intérieur…
Complot. S’ils mènent parfois quelque part,
les raccourcis sont trompeurs. Toujours cette impression de manquer l’essentiel
ou d’abandonner quelqu’un. Les frustrations, l’humiliation, l’injustice
déchaînent la contagion et la surenchère des violences. Et elle nous paraît
lointaine cette brûlure de l’histoire qui enflamme les peuples sur des lignes
de front idéologiques que nous regardons avec une sorte de fatalisme résigné.
Nous jouons avec les concepts, comme aux osselets : chacune de nos peurs a
droit à sa case bien rangée dans la bibliothèque de nos idées, berceau doré où
l’on s’endort d’intranquillités. Tels des derviches en toupie, nous tournons en
rond. Entre le Covid-19 et les perspectives de vaccin, les attaques
terroristes, la défaite de Donald Trump, la mort sociale programmée de
centaines de milliers de travailleurs, etc., les théories
conspirationnistes foisonnent dans le débat public. Ces phénomènes détestables
n’ont pas de quoi nous étonner, bien au contraire. À condition de ne pas
confondre la critique vive et la déconstruction impitoyable de ce qui nous
environne avec l’esprit étriqué de «complot mondial» guidé par des mains
invisibles. Le bloc-noteur le sait trop: dans les périodes de crises majeures,
où les repères individuels et collectifs se perdent dans le chaos et
l’à-peu-près, les «théories» conspirationnistes offrent des «clés» de
compréhension, certes simplifiées à l’extrême, mais néanmoins «palpables» et
immédiatement «classifiables» pour juger à la va-vite des événements qui nous
paraissent incontrôlables, intolérables… et, par définition, inexplicables en
grande partie.
Détresses. Drame de notre époque,
qui s’essouffle à courir n’importe où. Mais réfléchissons un peu. Le plus
surprenant est-il vraiment le surgissement symptomatique dans le paysage des
réseaux sociaux du film Hold-up, pour qui la pandémie de Covid-19
se résume à une tentative de «dématérialiser l’argent au travers de
nanoparticules activées par le biais du déploiement de la 5G, et injectées par
des vaccins contre le Covid-19 (ou des épidémies futures) chez les citoyens,
dont les libertés individuelles seraient par conséquent supprimées»? Après
tant d’atermoiements du gouvernement français, après tant d’accommodements à la
réalité pour masquer les ratages, comment ne pas imaginer toutes les formes de
complot? Pour un peu, la vraie question serait plutôt: pourquoi ce film
dangereux survient-il si tardivement? Dans de telles circonstances
surréalistes, le recours à ces procédés peut passer pour une échappatoire.
Place aux détresses intellectuelles, à la séduction de l’apaisement: trouvons
des coupables, puisque nous sommes tous des victimes supposées. Une étude de la
Fondation Jean-Jaurès détaillait, cette semaine, ce qui court dans les têtes,
de manière faramineuse: «Du coronavirus, qui aurait été fabriqué dans
un laboratoire chinois au port obligatoire du masque qui en fait serait un
rituel pédo-satanique, en passant par les fermetures de restaurants et de bars
à Marseille dont la vraie motivation serait de se venger du professeur Raoult,
le développement des théories conspirationnistes a connu une forte
augmentation. Et l’assassinat du professeur Samuel Paty aurait été commandité
par l’État pour décrédibiliser la religion musulmane et/ou justifier encore
davantage la mise en place d’un couvre-feu…»
Chevet. Quand s’écroule un
imaginaire politique moderne hérité du sens de l’histoire, de confiance dans
l’avenir prométhéen de l’humanité et d’espoir de justice, quand les inégalités
explosent et que la raison ne maîtrise plus nos destins, quand l’autorité des
institutions s’effondre à ce point, dans quelle démocratie vivons-nous, sinon
une démocratie rongée de l’intérieur par une société travaillée par la peur ?
Le généticien Axel Kahn se demande: «Qu’avons-nous manqué, nous les
scientifiques et intellectuels de mon âge, pour laisser se développer un tel
désastre?» Camus disait: «Faites attention, quand une
démocratie est malade, le fascisme vient à son chevet, mais ce n’est pas
pour prendre de ses nouvelles.»
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