Pierre BARBANCEY
En jetant de l’huile sur le feu et en appelant au
boycott des produits français, Recep Tayyip Erdogan cherche surtout à asseoir
la place de son pays sur les scènes régionale et internationale.
Le président turc, Recep Tayyip Erdogan,
persiste et signe. Mais va encore plus loin. Prenant prétexte des propos
d’Emmanuel Macron lors des obsèques de l’enseignant décapité, Samuel Paty, il
avait déjà enflammé les réseaux sociaux en ciblant le président français,
mettant en doute sa « santé mentale » et l’invitant à « se
faire soigner » . Lundi, à l’occasion d’une déclaration
télévisée, il a, comme on dit, remis le couvert, insistant sur le fait que le
président français est un « dirigeant nécessitant un contrôle de son
état mental ». Il a appelé les dirigeants européens à stopper ce qu’il
a qualifié de « campagne de haine qui est dirigée par Macron » contre
les musulmans. Et puis, passant de l’invective aux actes, il a prôné le boycott
des produits français. « Tout comme en France certains disent
“n’achetez pas les marques turques” (sic), je m’adresse d’ici à ma nation :
surtout, ne prêtez pas attention aux marques françaises, ne les achetez pas », a-t-il
lancé. Outre le fait qu’on voie mal à quoi il fait référence s’agissant des
produits français en Turquie, il a pris bien soin de limiter son appel à la
population turque (« ma nation »), bien qu’il sache qu’en ces
temps de Facebook, Instagram, Twitter et autres TikTok, ses propos allaient
vite faire le tour de la planète.
Si la France est directement dans le
viseur d’Erdogan, celui-ci s’en prend en réalité à tous ceux qui ne pensent pas
comme lui. En Turquie comme à l’extérieur. Dans cette joute aux conséquences
incalculables pour l’heure, le président turc n’oublie pas d’envisager l’avenir
dans son propre pays. Sous ses airs de matamore, il est en difficulté politique
sur le plan intérieur. Certes, il a été élu à la tête de l’État dès le premier
tour en 2018, mais les élections municipales qui ont suivi se sont traduites
par une débâcle pour sa formation, le Parti de la justice et du développement
(AKP), et la perte des deux principales villes du pays, Istanbul et la capitale
Ankara. Des difficultés essentiellement liées à sa politique économique. La
production industrielle a fortement baissé, l’inflation est hors de contrôle et
les prix à la consommation s’envolent. Quant aux opposants, ils sont arrêtés,
torturés et emprisonnés.
Un Occident accusé de tous les maux
« Une campagne de lynchage semblable à
celle contre les juifs d’Europe avant la Seconde Guerre mondiale est en train
d’être menée contre les musulmans », a-t-il osé dire, faisant un odieux
parallèle avec la Shoah, lui qui ne reconnaît pas le génocide des Arméniens
commencé à la fin du XIXe siècle et qui a connu son apogée en 1915. C’est
dire si, en réalité, le dirigeant turc fait feu de tout bois. Il veut
apparaître comme le seul et unique dirigeant musulman à oser affronter un
Occident accusé de tous les maux. Il peut malheureusement s’appuyer sur un
puissant courant islamophobe qui sévit en France et en Europe et dont le but
est de rejeter tous ceux qui sont musulmans, simples croyants et terroristes
islamistes. Comme si tous les chrétiens étaient responsables du massacre
perpétré dans deux mosquées à Christchurch en Nouvelle-Zélande, en mars 2019,
ou tous les juifs comptables des milliers de morts palestiniens.
Cette stratégie développée par la droite
et l’extrême droite sied parfaitement à Erdogan qui, depuis des années
maintenant, cherche à être perçu comme l’ultime représentant des musulmans
sunnites dans le monde. Une bataille de leadership qu’il mène contre l’Arabie
saoudite, gardienne des lieux saints et prétendante à ce titre. Les deux pays
du Moyen-Orient d’où sont parties les critiques les plus virulentes à l’égard
de la France sont le Koweït et le Qatar. Deux États qui ont reçu Erdogan début
octobre et qui entretiennent d’excellentes relations avec la Turquie (notamment
dans les domaines économique et de défense), alors que les autres pays du Golfe
se sont bien gardés de se manifester.
Ankara dépêche nombre d’imams en France et en Allemagne
Le Qatar et la Turquie partagent également
une stratégie relevant du prosélytisme en France et en Europe. S’agissant de
Doha, nos confrères Christian Chesnot et Georges Malbrunot ont ainsi révélé
dans leur livre Qatar papers les projets de financement par une ONG,
la Qatar Charity, de mosquées, d’écoles et de centres islamiques. On pourrait y
rajouter les investissements dans les banlieues. Ankara s’est fait fort de
dépêcher nombre d’imams en France, mais également en Allemagne. Erdogan, qui
avait participé officiellement à l’inauguration d’une mosquée à Cologne, s’est
récemment ému d’une descente de police dans l’un de ces lieux de culte. Mais,
loin de toute affaire religieuse, la chaîne d’outre-Rhin ZDF avait, il y a
quelques années, dévoilé les liens entre les responsables de ces mosquées et
les services de renseignements turcs, le redoutable MIT. Le reportage s’intitulait
« Comment les critiques d’Erdogan sont exposées à l’espionnage en Allemagne ».
Le but : traquer les opposants au régime, la plupart musulmans. L’Arabie
saoudite wahhabite, qui a financé nombre de groupes djihadistes, est
bizarrement moins montrée du doigt. Peut-être à cause de ses liens étroits avec
la France, notamment dans l’achat d’armements ultrasophistiqués utilisés contre
les civils au Yémen (lire l’article ci-contre).
En réalité, Erdogan n’a pas toujours eu
cette attitude envers la France ni envers l’Europe. D’ailleurs, les relations
entre Paris et Ankara concernant les affaires dites sécuritaires n’ont jamais
cessé. Elles concernent justement le renvoi en Turquie d’opposants, en
particulier kurdes comme on l’a encore vu cet été via la préfecture de Gironde.
Peu avant sa visite en France, en 2017, Erdogan se félicitait en autres que
Paris n’ait pas « laissé tomber » la Turquie sur la question de
Jérusalem, alors qu’Ankara a très vivement condamné la décision américaine de
reconnaître cette ville comme capitale d’Israël.
Des mercenaires en Libye et une aide accordée à Daech
Il a su également négocier habilement avec
l’Union européenne pour garder sur son sol des centaines de milliers de
réfugiés syriens. Une affaire économiquement juteuse au regard des subventions
que son pays reçoit, qui lui permet également d’avancer ses pions sur les
scènes régionale et internationale. C’est sans doute ce qui explique cette
arrogance démesurée et ses coups de poker gagnants, que ce soit en envahissant
une partie du nord de la Syrie pour combattre les Kurdes, en armant
l’Azerbaïdjan ou en envoyant soldats et mercenaires en Libye. Sans parler de
l’aide fournie à Daech. Aucun pays ne s’est vraiment opposé à sa stratégie, lié
par le dossier des réfugiés syriens. Et puis, le président turc sait
admirablement utiliser la carte de l’Otan, organisation dont la Turquie fait
partie (et accueille des bases militaires) au même titre que la France et les
États-Unis. Ce qui lui permet tous les écarts, ni Paris ni Washington ne
souhaitant voir cet ambitieux allié devenir un électron totalement libre.
Il y a quelques jours, alors que les
États-Unis lui reprochaient l’achat de missiles S-400 russes et le menaçaient
de sanctions, il a répondu : « Vous ne savez pas avec qui vous dansez. (…)
Nous ne sommes pas un État tribal. Nous sommes la Turquie. » Voilà
pourquoi Erdogan a besoin de jeter en permanence de l’huile sur le feu. Pas
parce que les musulmans du monde seraient en danger – bien que le racisme,
l’antisémitisme et l’islamophobie risquent de faire imploser nos
sociétés –, mais parce qu’il a besoin de cet affrontement non rationnel,
la croyance religieuse, pour faire avancer sa seule cause. À cet égard, nous ne
sommes peut-être pas au bout de nos surprises.
(1) Qatar papers. Comment l’émirat
finance l’islam de France et d’Europe, de Christian Chesnot et Georges
Malbrunot. Éditions Michel Lafon.
Ankara et doha en fers de lance du boycott
À l’heure où les appels au boycott des
produits français se multiplient sur les réseaux sociaux, ce sont la Turquie et
le Qatar, les deux pays sponsors de la Confrérie des Frères musulmans, qui
montent au créneau pour « punir » Paris. L’un par la voix de Recep
Tayyip Erdogan, l’autre en laissant ses supermarchés se vider de ses marques
tricolores. « (Ces) appels sont sans aucun objet et doivent cesser, de
même que toutes les attaques dirigées contre notre pays, instrumentalisées par
une minorité radicale », déclare le Quai d’Orsay. Si des produits ont
disparu des rayons de Koweït City, seule une poignée de pays (dont l’Iran et la
Jordanie) ont condamné les propos d’Emmanuel Macron et les « caricatures
qui insultent l’islam », soit 5 sur 57 États à majorité musulmane. Des
bastions du fondamentalisme sunnite (l’Arabie saoudite ou les Émirats arabes
unis), en guerre ouverte avec les Frères musulmans, n’ont pas encore rejoint la
croisade d’Erdogan. Avec « seulement » 600 millions
d’euros de produits exportés en 2019 vers le Koweït, la campagne n’inquiète pas
le patronat français. La preuve avec cette intervention sur RMC du président du
Medef, Geoffroy Roux de Bézieux, qui lance « un appel aux entreprises à
résister au chantage et malheureusement à subir ce boycott », disant
qu’il fallait « faire passer nos principes avant la possibilité de
développer nos affaires ».
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire