jeudi 24 septembre 2020

« Nous t’avons tant aimé », l’éditorial de Patrick Le Hyaric dans l’Humanité de ce jour

 


Quel mot résumerait le monument, l’ambassadrice, la muse, le symbole ? Quelle expression dirait l’audace, la fougue, l’élégance et l’indépendance, le caractère et l’humilité, la bonté, le charme et la beauté ? La liberté ! Nous pourrions tant dire de Juliette Gréco que les mots nous manquent…

 

« Femme-siècle », elle fut aussi « femme-monde » comme en témoigne l’écho planétaire de sa disparition. Une somme qui condensa les énergies artistiques des décennies folles de l’après-guerre, perpétuant « ce goût du bonheur » qui fit le visage et la renommée d’une France populaire, espiègle et rebelle. Celle des Bruant et des Mimi Pinson, des Gavroche et des Colette, du music-hall et des caves dansantes. Une France populaire et souterraine qui irrigua de son humble talent le monde des arts et des lettres.

 

Ce colossal pan de notre histoire culturelle fut aussi l’humilité faite femme, éminemment sensible au sort des délaissés, attentive aux créateurs et tournée vers les nouvelles générations. Elle refusait bravades et glorioles quand le monde se pavanait à ses pieds. Le sarcasme lui était étranger et, malgré sa splendide jeunesse, elle vivait sans rétroviseur.

 

Juliette Gréco avait cette faculté de se situer toujours dans l’air du temps avec un naturel désarmant. C’est que, pendant des années, elle incarna cet air du temps, empoignant la folie raisonnée des surréalistes, le jazz et son avant-garde, l’existentialisme et son humanisme. Dans le Paris flambant de l’après-guerre, la jeune femme irradiante devint en quelques années le point de ralliement d’une bohème qui liguait tant de grands noms d’ici et d’ailleurs qu’il semble dérisoire de les lister ici. La profondeur de sa voix faisait écho au noir de ses cheveux et de ses longues robes. Et la clarté de son timbre, qui disait l’autorité naturelle, tranchait avec l’accent malicieux, ce murmure abrasif qui affirmait, avec Simone de Beauvoir et pour le meilleur, qu’ « on ne naît pas femme : on le devient ».

 

Son humilité était aussi celle de l’interprète, cet intermédiaire entre l’auteur, le compositeur et le public, ce traducteur dont le rôle, nous apprend l’étymologie, fut jadis de « démêler », de donner une signification aux songes, aux actes, aux paroles. Juliette Gréco porta ce travail d’incarnation et de médiation à son pinacle. Elle ne manquait jamais de saluer le travail de l’auteur et du compositeur, quand trop souvent l’un et l’autre sont relégués dans l’anonymat glaçant des notes de bas de page. Elle rappelait ainsi que son art fut avant tout celui de mettre en chanson mots et notes. Nous y voyons reconnaissance du travail des artisans et « œuviers » de la chanson.

 

Notre tristesse est d’autant plus grande que Juliette ne manquait jamais, avec son dernier compagnon, le grand musicien Gérard Jouannest, de soutenir avec sa discrétion coutumière l’Humanité, sans manquer non plus de manifester ses franches attentes à l’égard de nos journaux. Nous n’oublierons pas ses multiples prestations à la Fête de l’Humanité, dont la dernière, il y a cinq ans, où avec Gérard, pétillante, elle ajouta au soleil ses rayons de chaleur et de lumière, emplissant la Grande Scène de sa fine silhouette noire. « J’y ai beaucoup d’amis, de souvenirs, d’affection et d’attachement », a-t-elle dit à cette occasion. « C’est ma manière à moi d’aider l’Humanité ». Merci Juliette. Ta voix, tes mélodies vivront dans nos cœurs et nos mémoires. Nous t’avons tant aimée !

 

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