Icône de Saint-Germain-des-Prés, elle a mis la poésie
à portée de nos vies. Juliette Gréco est morte. Il nous reste ses chansons, à
vivre et à aimer.
Elle a eu une vie « magique,
complètement dingue », confiait-elle avec ce sourire coquin et mutin,
regard noir pétillant ourlé de longs cils soyeux. Juliette Gréco est morte,
dans sa maison de Ramatuelle, entourée des siens. Doucement.
Toute sa vie n’a été que « ferveur,
refus, amour, combat ». Juliette Gréco était folle. Folle d’amour,
folle de vivre, folle de danser jusqu’au bout de la nuit dans les caves de
Saint-Germain. Follement éprise de liberté aussi, cette liberté qui vous donne
la force, le courage, l’audace de braver les interdits, les tabous. Juliette
Gréco était l’incandescence incarnée, longue silhouette noire, cheveux en
cascade. Face public dans un simple halo de lumière, il émane d’elle une
sensualité dont elle se démarque par un port altier qui contraste avec sa voix,
grave, profonde, puissante. Un jeu de scène, sobre, austère. Corps immobile,
seules les mains bougent, papillonnent, dessinant des arabesques qui attrapent
au vol les mots. Regard droit, fixe, perdu au loin, rattrapé par un sourire
espiègle, ironique.
Sulfureuse malgré elle, Gréco sait
pertinemment la charge érotique qu’elle dégage. Mais elle reste seule maître à
bord de son corps. « Elle vit comme elle veut, elle aime qui elle
veut », nous confie Bertrand Dicale (lire son entretien ci-après).
Elle aime Miles Davis. Miles Davis l’aime. Passionnément. Ils ont à peine
20 ans. Ils sont prêts à se marier. Mais aux États-Unis le mariage entre
un homme noir et une femme blanche est interdit. Miles repart. Elle reste à
Paris. Ils s’aimeront de loin en loin, à mille lieues des préjugés racistes,
des regards obliques de quelques passants mal intentionnés. Juliette les
ignore. Avec superbe. « Je ne m’étais pas rendu compte qu’il était
noir, se souvenait-elle. Ce n’est qu’aux États-Unis que je me
suis rendu compte à quel point il était noir. »
Le tourbillon de la vie l’emporte. Elle se
rêvait danseuse, elle sera chanteuse. Elle chante les poètes qui écrivent pour
elle. Des chansons sur mesure, de la haute couture, mots dentelés, ciselés,
métaphores brodées de perles sur des textes de mousseline qui déroulent des
sens cachés qu’elle devine, intuitivement. Les mots l’habillent quand elle
murmure Déshabillez-moi. Elle donne de la force aux femmes, le pouvoir d’être
libres, libres de leurs désirs. Si tu t’imagines… complicité féminine, elle
retourne les arguments très mâles, hey, fillette, n’attends pas, fonce, te
goures. Les femmes comprennent. Elle est elle-même cette fillette que les rides
du temps n’épargneront pas, mais elle se fiche du temps, les hommes n’ont qu’à
bien se tenir.
Mais sa vie ne se résume pas à la chanson.
Elle tourne dans quelques films, notamment avec John Huston et Richard
Fleischer (lire ci-après), tous deux produits par Darryl F. Zanuck, avec qui
elle entretiendra une relation amoureuse pas de tout repos. En 1965, elle est
Belphégor, le fantôme du Louvre pour la télévision française. Quatre épisodes
réalisés par Claude Barma et Jacques Armand qui convoquent la France entière
devant le petit écran. Les enfants sont terrorisés, les téléspectateurs adorent
frissonner. Gréco, tout de noir vêtue, erre dans les couloirs du musée, un
masque spectral sur le visage. Tout est mystère, fantastique. Bien des années
plus tard, on demandera encore aux gardiens du musée où se cache Belphégor…
Officiellement, Juliette Gréco naît le
7 février 1927 à Montpellier. Enfance chaotique, cabossée, entre un père
absent et une mère fuyante qui ne l’aimait pas. Elle a 16 ans quand sa
mère, résistante, est arrêtée en 1943. Juliette et sa sœur échapperont aux
griffes de la Gestapo mais le répit sera de courte durée. Elles sont arrêtées
cinq jours plus tard. Prisonnières à Fresnes, torturées. Juliette sera libérée
en raison de son jeune âge. Sa mère et sa sœur seront déportées à Ravensbrück.
Elle les reverra très vite à leur libération, en avril 1945.
Juliette Gréco a appris la vie au débotté,
seule dans un Paris occupé avec pour seul bagage un ticket de métro. Elle se
réfugie chez Hélène Duc, la seule personne qu’elle connaissait, à
Saint-Germain-des-Prés. Elle renaît à la vie. Deuxième naissance. Juliette est
sans le sou, s’habille avec ce qu’elle trouve, des vêtements masculins, des
godillots à grosses semelles. Elle fête la Libération sous des allures de mauvais
garçon, prend des cours de théâtre et, déjà, dans les sous-sols enfumés des
caves de Saint-Germain-des-Prés, elle danse jusqu’au petit matin sur des airs
de jazz avec Boris Vian, Miles Davis et tous les jazzmen américains qui passent
par là. Le jour, aux terrasses du Café de Flore, elle devise avec Sartre et
Beauvoir. On lui parle d’existentialisme. Elle ne sait pas très bien ce que
cela veut dire mais, si cela veut dire vivre, elle acquiesce. Elle est jeune,
jolie, étrange, fascinante, agaçante. Elle prend tout de la vie qui s’offre à
elle, l’amour, la musique, la poésie, la philosophie, la politique. Elle écoute
les intellectuels avec la même intensité que les poètes. Elle devient la muse
de Saint-Germain-des-Prés.
En 1950, elle compte à son répertoire Rue
des Blancs-Manteaux, spécialement composée pour elle par Sartre sur une musique
de Joseph Kosma. Suivront une cascade de chansons comme autant de perles qui
marqueront à jamais son répertoire : Si tu t’imagines (Queneau/Kosma) ; la
Fourmi (Desnos/Kosma) ; Je suis comme je suis (Prévert/Kosma) ; les Feuilles
mortes (Prévert/Kosma) ; Sous le ciel de Paris (Jean Dréjac/Hubert Giraud) ; Je
hais les dimanches (Aznavour/Florence Véran). Elle se produit dans les cabarets
de la rive gauche, chacune de ses chansons faisant l’objet d’un enregistrement
78 tours puis de 33 tours.
1961, elle enregistre Jolie môme. La liste
des auteurs de cet album est impressionnante : Léo Ferré, Jacques Brel, Guy
Béart, Georges Brassens, Bernard Dimey, Robert Nyel… Gainsbourg, fasciné par le
mystère qui émanait de Gréco, vaincra sa timidité et osera lui proposer la
Javanaise. Puis Accordéon. Le piano à bretelles du pauvre. Juliette a toujours
été accompagnée d’un accordéoniste, d’un pianiste. Gérard Jouannest. Le
pianiste de Brel. Ils se rencontrent à la fin des années 1960. Ils vont
travailler côte à côte, se marieront en… 1988 et vivront trente ans ensemble,
jusqu’à la disparition de Jouannest. Mais revenons à ces années-là, Juliette
est alors mariée avec Michel Piccoli et ces deux-là s’aiment passionnément. Ils
sont partout ensemble, conjuguant amour et vies professionnelles. Jusqu’à leur
séparation en 1977. Ils incarnent ces artistes « engagés », comme on
disait alors sans honte, bien au contraire. Il y avait eu Sartre et Beauvoir.
Il y aura Gréco et Piccoli, mais aussi Signoret et Montand.
Gréco et Piccoli sont emblématiques du
vent nouveau qui souffle dans le paysage politique. Le Programme commun réunit
la gauche, le peuple de gauche, des ouvriers de Billancourt aux artistes, des
intellectuels aux paysans. Après 68, l’espoir d’un autre possible est là,
à portée de main. On les croise à des meetings, Juliette se produit dans les
Fêtes de l’Huma à La Courneuve, bien sûr, mais aussi en province. Même si elle
ne fait jamais de grandes déclarations, sa seule présence donne du baume au
cœur. Combien de tours de Fêtes de l’Huma au compteur ? Un certain nombre.
Jusqu’à sa dernière, en 2015.
Son répertoire a évolué. Elle chante désormais des
chansons de Benjamin Biolay ou d’Abd Al Malik. Mais aussi tous ses classiques.
Sur la Grande Scène de la Fête, celle qui sera désormais celle de ses adieux,
elle est cette fillette mutine, coquine et grave. Dans sa loge, après son
récital, elle se confie à notre confrère Victor Hache. « La Fête, c’est un
moment formidable de ma vie. Il y a cette rencontre humaine, faite de
tendresse, d’amour et d’humour. » Les yeux scintillant de larmes, elle évoque
le Temps des cerises, qu’elle chante « par tous les temps, partout dans le
monde. C’est une belle chanson, les gens en connaissent le sens. Mais elle
signifie plus que ça. Elle dit nous sommes ensemble, nous sommes du même sang,
de la même bataille, pour l’amour de l’autre ». La caméra survole le public de
la Fête. Il n’a d’yeux que pour elle, un chœur de 100 000 voix fredonnant,
tout bas, le refrain. L’émotion est là, palpable. Sa frêle silhouette défie la
pluie et le vent. « La chanson, c’est mon amant, mon amour, ma passion. La
possibilité miraculeuse de contact avec les autres. Je ne dirai jamais assez
merci à tous ceux qui m’ont rendu la vie miraculeuse. » C’est nous toutes et
tous, Madame Gréco, qui vous disons Merci…
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