Jetés à la rue à Vintimille, refoulés à
Menton, des centaines d’hommes, femmes et enfants en exil font l’objet d’une
traque sans relâche des polices française et italienne, que Gérard Darmanin
entend intensifier.
Envoyé spécial (Vintimille-Menton).
Ils sont six, ce mardi 18 août, sur le quai numéro 3 de la gare
de Vintimille, en Italie. Seulement six, parmi tous les autres passagers du
train de 14 h 48, à être contrôlés, un à un, par les agents de la Guarda di
finanza italienne, avant de pouvoir entrer dans le wagon. Six jeunes gens avec
pour seule particularité, leur peau noire.
Assises à l’intérieur, derrière la fenêtre, deux femmes observent ces
contrôles ciblés puis se mettent à discuter. Elles parlent de bateaux chargés
d’exilés africains faisant naufrage en Méditerranée centrale. Quelques minutes
plus tard, une dizaine de kilomètres à peine ont été parcourus, premier arrêt
en gare de Menton-Garavan. Nous sommes en France. Huit CRS entrent dans le
train. « Qu’est-ce qu’il a dans ses mains, le policier ? », demande
un enfant, un peu inquiet. « C’est pour défoncer les portes »,
répond sa mère, très peu concernée. Lunettes noires, mains gantées et l’air
bagarreur, le fonctionnaire outillé d’un lourd pied de biche attend sur le
quai, à l’entrée du wagon, les instructions de ses collègues montés pour
procéder à la fouille du train. Six personnes se font contrôler. Seulement six.
Six jeunes gens avec pour seule particularité, leur peau noire.
« Ils m’ont fait descendre du train
uniquement parce que je suis noir ! »
Des deux côtés de la frontière, les contrôles au faciès sont manifestes. À
Rome, le 31 juillet dernier, le ministre de l’Intérieur français Gérald
Darmanin et son homologue transalpine, Luciana Lamorgese, ont choisi de mieux
coordonner l’action de leurs polices. Ils ont annoncé la création d’une brigade
mixte, placée sous commandement unique, « pour lutter contre ce passage
(…) de populations immigrées clandestines », a insisté le nouveau locataire
de la place Beauvau, décidé à afficher une « position commune » avec
l’Italie à l’approche du sommet des ministres de l’Intérieur de l’Union
européenne, programmé en octobre prochain.
Pour l’heure, les policiers français agissent en gare de Menton-Garavan,
comme à leur habitude depuis plus de cinq ans. Parmi les personnes contrôlées
ce mardi après-midi, deux sont invitées à descendre du train. Un jeune Nigérian
vêtu d’un survêtement jaune et noir. Son visa a expiré il y a plus d’un an et
les papiers provisoires italiens qu’il présente n’empêchent pas son arrestation.
Il est conduit hors de la gare et embarqué dans un fourgon banalisé. L’autre
s’appelle Lamine. Il vient de Gambie. Il sort d’un porte-documents rouge le
récépissé de sa demande d’asile en France. Il est en règle. Les policiers le
laissent libre d’attendre le prochain train. Lui laisse éclater sa colère, une
fois les hommes en uniforme partis. « Ils m’ont fait descendre du train
uniquement parce que je suis noir ! » lance-t-il, le visage masqué par
sa protection anti-Covid et les yeux rougis par la fatigue. Sur le quai,
quelques touristes l’observent. Lamine s’adresse à eux tantôt en anglais,
tantôt en français, non sans éloquence : « Ce pays est la honte de
l’humanité, tout comme l’Angleterre. Des colonisateurs venus en Afrique pour
voler nos ressources, et qui nous chassent quand nous venons ici pour
travailler. Mais il y a une jeunesse, ici comme là-bas, qui ne veut plus de ce
monde, qui veut que nous vivions comme ça ! » termine-t-il, joignant
ses deux mains avec force avant de baisser son masque, pour finalement afficher
un large sourire.
Pendant ce temps, le van policier qui transporte le jeune Nigérian est
arrivé au poste de la police aux frontières (PAF) du pont Saint-Louis. Il est
invité à abandonner sa grande valise noire à l’extérieur, tandis qu’on l’emmène
à l’intérieur d’un ensemble de containers. « On nous a dit que
l’endroit est sale, bondé, étouffant de chaleur », écrivaient le
17 juillet dernier, dans un rapport d’observation, les bénévoles de
l’association italienne Progetto 20 K. Ils tiennent tous les jours, en
partenariat avec les collectifs Kesha Niya et Roya citoyenne, un lieu de répit,
sur le bord de la route, peu après la frontière. Les personnes refoulées
peuvent s’y désaltérer et souffler, avant d’entamer leur longue marche vers
Vintimille, à 9 kilomètres de là. « De toute évidence, les conditions
d’emprisonnement ne garantissent pas les mesures sanitaires nécessaires, telles
que la distanciation sociale et l’hygiène des mains, peut-on lire dans
le rapport. Même les femmes enceintes, les enfants et les personnes
présentant des problèmes de santé ou des symptômes de grippe sont enfermés
pendant des heures, sans aucun égard pour leur situation vulnérable. »
Aliou et Nicolas viennent de passer plusieurs heures dans ces containers.
Ils ont tous les deux 16 ans. Ils viennent de Sierra Leone et n’en sont
pas à leur première tentative de passage. Ce mardi après-midi, ils se sont
installés, avec une quarantaine d’autres personnes, à l’ombre d’un pin, dans ce
lieu de répit improvisé. Tous viennent de se faire refouler par la PAF. « À
l’intérieur, c’est irrespirable, confie Aliou. On est mineurs.
On devrait être pris en charge. Mais les policiers modifient notre âge sur les
papiers. »
Cette pratique est dénoncée depuis plusieurs années par les associations,
tout comme les refus d’enregistrer les demandes d’asile ou encore les
refoulements illégaux, dont le nombre a selon elles atteint 80 à 130 par jour
depuis le début du mois d’août. Le 8 juillet, le Conseil d’État a
d’ailleurs confirmé la violation du droit par le ministère de l’Intérieur dans
une affaire de refoulement d’une mère et de son enfant de 5 ans. « L’autorité
administrative a porté une atteinte grave et manifestement illégale au droit
d’asile, qui constitue une liberté fondamentale », ont déclaré les sages.
Le 2 juillet, la France avait déjà été condamnée par la Cour européenne
des droits de l’homme pour « traitement inhumain et dégradant » envers les
demandeurs d’asile.
Deux cents personnes privées d’eau
potable, de nourriture et de soins
« Hier, nous avons accueilli trois
familles refoulées, elles aussi passées par les containers de la PAF, indique une des
bénévoles présents sous le pin où se reposent Aliou et Nicolas. Elles
sont de plus en plus nombreuses depuis la fermeture du camp de la Croix-Rouge à
Vintimille. » Le 1er août, au lendemain de la visite de Gérald
Darmanin à Rome, le ministère de l’Intérieur italien a ordonné la fermeture de
ce lieu d’accueil. Deux cents personnes, dont des familles, ont été jetées à la
rue, privées d’accès à l’eau potable, à la nourriture et aux soins. « Ils
ont fermé le camp en invoquant l’absence de mise en place des règles pour faire
face au coronavirus mais en réalité, ils créent un problème de santé publique,
puisqu’il n’y a plus aucune surveillance sanitaire, tempête Carla
Melki, qui intervient à la frontière franco-italienne, depuis 2015, pour
Médecin du monde. On a constaté plusieurs cas de gens malades du
Covid-19 et non pris en charge. C’est criminel de laisser des personnes dans
cette errance. » Elles prennent alors le train pour aller en France et
à la première station, à Menton-Garavan, impuissantes, voient entrer les CRS
qui les reconduiront, pour la plupart, dans les containers surchauffés du
poste-frontière du pont Saint-Louis.
Émilien Urbach
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire