Il y a trois siècles, Diderot demandait : « Croyez-vous sincèrement
que la ruade d’un cheval dans la province française dérange le vol d’un
papillon dans les îles de la Sonde ? » Eh bien, à présent nous
savons : oui, le vol d’une chauve-souris dans une ville d’Asie peut semer la
crise, la maladie et la mort très loin de là, en France et partout dans le
monde. Faut-il pour autant accuser des superstitions archaïques ou
l’arriération de cultures « exotiques » ? Pas du tout, car si le virus en
lui-même n’a pas de passeport et ne « fait pas de politique », sa
rencontre avec les humains et sa diffusion pandémique doivent tout à la
globalisation du capitalisme, à la mondialisation de ses modes de production et
de vie. Les anthropologues connaissent bien la logique de constitution des
chaînes épidémiques. Voici la ville de Wuhan, une population qui explose, une
périphérie livrée aux entreprises et à l’agrobusiness, des paysans pauvres
chassés des centres-villes, une déforestation massive, des animaux sauvages à
l’espace bouleversé et réduit, des animaux domestiques à proximité, des humains
qui consomment les animaux, le commerce devenu mondial, l’essor de l’aviation
et du tourisme de masse, le changement climatique… et vous comprenez ce qui
nous arrive.
« Le capitalisme n’est pas gêné de semer
la mort, puisqu’il sait que les dégâts qu’il produit sont pris en charge par
les États nations. »
Quels sont les personnages à l’origine du drame ? Nous les connaissons bien
puisqu’ils existent partout et bien sûr chez nous : les promoteurs immobiliers,
les financiers, les adeptes de l’agrobusiness, les grands groupes industriels,
les actionnaires qui en veulent toujours plus, les profits colossaux et les
inégalités béantes, les travailleurs surexploités, les pauvres qui survivent aux
lisières de l’abandon, le marché qui « est sans conscience, ni
miséricorde » (Octavio Paz) et surtout sans discernement. En un mot,
un capitalisme qui n’est pas gêné de semer la mort, puisqu’il sait que si lui
est mondial, les dégâts qu’il produit, eux, sont pris en charge par les États
nations (les soins, la santé, l’éducation, la recherche, etc.) Pour lui,
les profits sont les siens et les dépenses, celles des autres (elles sont
publiques) ! Il y a même des laboratoires pharmaceutiques privés qui peuvent y
trouver un vrai jackpot.
« Les États nations ont instauré la
"gouvernance par les nombres" (celle du capitalisme privé) dans les
administrations et les services publics. »
Et voyez les États nations de leur côté, qui se font concurrence jusque sur
le tarmac des aéroports pour se procurer des masques, qui ont instauré la
« gouvernance par les nombres » (celle du capitalisme privé) dans les
administrations et les services publics, et vous obtenez la dictature du
chiffre, la fermeture de lits inoccupés, la compression de personnel, les bas
salaires, la non-reconnaissance sociale… Et nous voilà au cœur de ce que nous
vivons. On voit commencer des catastrophes : le chômage explose alors que
4 milliards de personnes dans le monde ne bénéficient d’aucune forme de
protection sociale ; on voit ici en France se creuser de féroces inégalités
quand on n’arrive pas à se nourrir parce que son bullshit job a disparu ou
qu’on est ubérisé.
« Il y a des productions utiles et
d’autres qui le sont moins ou qui ne le sont pas : et si on privilégiait les
premières ? »
On le voit donc : la lutte contre la pandémie (et il y en aura d’autres
après celle-ci) et la bataille écologique supposent toutes deux une action
majeure contre le capitalisme, la primauté d’un autre logique : celle de
l’émancipation humaine et du maintien des formes de vie sur notre planète. Et
voilà que ces idées-là grandissent dans l’existence à l’envers imposée par le
confinement : les budgets militaires gonflés servent-ils bien à combattre les
virus ? Notre monde ne marche-t-il pas sur la tête quand il paie un trader cent
fois plus qu’un soignant ou un enseignant ? La santé n’est pas une marchandise
à brader, mais un droit à assurer à tous et gratuitement ! Il y a des
productions utiles et d’autres qui le sont moins ou qui ne le sont pas : et si
on privilégiait les premières ? Et s’il fallait retrouver une souveraineté
publique sur notre économie et ne pas laisser faire le libre-échange, qui est
ni une liberté ni un échange !
« Remettre sur ses pieds un monde qui
marche sur la tête, Marx appelait ça le communisme, une société sans classes,
une civilisation inédite. »
Et si on se devait de « détruire la misère », comme
l’exigeait déjà en son temps Victor Hugo, quand on en a les moyens avec notre
modernité et notre abondance ? On a vu qu’avant qu’une marchandise soit vendue
et rapporte de l’argent, il faut qu’elle soit produite : et si les travailleurs
avaient leur mot à dire sur l’avenir des entreprises alors que tant de
faillites sont annoncées ? Et si toutes les démarches de solidarité inventées
pendant le confinement duraient après son achèvement ? Ce serait un pas vers la
maîtrise de la vie sociale et de son travail ! Et si on décidait que 15 élèves
par classe, cette « impossible possibilité » réalisée en quinze jours, ça
allait durer ? Et si une puissance pouvait naître de tous ces actes
désintéressés qu’on a vu fleurir ? Et si on en finissait avec cette société où
règne la boutade de Coluche : « Le monde appartient à ceux qui ont des
ouvriers qui se lèvent tôt » ?
Remettre sur ses pieds
un monde qui marche sur la tête, Marx appelait ça le communisme, une société
sans classes, une civilisation inédite, une humanité qui se saisit de son
histoire et la transforme. Aux grands maux, les grands remèdes : un monde d’après
le capitalisme, voilà ce qui est à l’ordre du jour. Laissons l’eau tiède à qui
s’en satisfait. « Groupons-nous, et demain. » Avec les crises qui ne manqueront
pas si on laisse faire, nos enfants nous reprocheront-ils, demain, d’avoir été
aussi imprévoyants que l’ont été nos actuels gouvernants avec celle qui nous
frappe ?
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