Tournée après les accords de Munich et sortie en 1939,
cette satire d’une société française vautrée dans la vanité et l’insouciance
scandalise la bourgeoisie. Le film et son auteur sont étrillés. Tournant
difficile dans la carrière de Renoir, « la Règle du jeu » en sera
finalement le sommet.
La bourgeoisie se pavane, le peuple se gausse et la droite s’en agace. Avec ses histoires de tromperies, de courses-poursuites absurdes entre mari et amant, de quiproquos grivois, « la Règle du jeu » cache bien ses cartes. La pièce de boulevard de Jean Renoir est en réalité une satire sociale réaliste et féroce. Lorsque paraît sur les écrans cette « fantaisie dramatique », comme l’a définie son auteur, beaucoup n’y voient qu’un vaudeville potache sans grand intérêt. D’autres, au contraire, ne supportent pas la critique sociale du réalisateur. Haro sur Renoir. Dans les salles, « la Règle du jeu » est « accueillie avec une sorte de haine », dira le metteur en scène, qui racontera même avoir vu un aristocrate tenter d’incendier un cinéma qui le diffuse. Plusieurs articles de presse font état de salles qui se vident sous la colère des spectateurs, touchés à l’orgueil. Des bagarres éclatent. Ce n’est pas la mise en scène de Renoir, au dynamisme et au réalisme rares pour l’époque, qui cristallise les mécontentements, mais bien le fond politique de l’œuvre.
Réunis dans la fastueuse demeure du marquis Robert de
La Chesnaye, une dizaine d’aristocrates et grands bourgeois volages s’amusent,
chassent avec cruauté lapins et faisans, montent des saynètes absurdes et
ridicules, s’adonnent au marivaudage. Leurs domestiques aussi ont fait le
voyage depuis Paris. Si les histoires de coucheries le concernent aussi, le
petit personnel est surtout aux premières loges de ce spectacle affligeant.
Celui d’un monde bourgeois à la dérive, accroché à ses privilèges et ses petits
plaisirs, empli de mépris social et d’antisémitisme « ordinaire ». À l’aube de la
Seconde Guerre mondiale, le film, sorti le 8 juillet 1939, dépeint aussi
une légèreté coupable de la « haute », prête à être
corrompue pour maintenir son statut. « Je l’ai tourné entre les accords de Munich (le 20 septembre 1938 – NDLR) et la guerre et je l’ai tourné absolument impressionné, absolument troublé par
l’état d’une partie de la société française, a raconté le réalisateur dans ses
mémoires (“Ma vie et mes films”, Paris, Flammarion, 1974). Je dépeignais des
personnages gentils et sympathiques, mais représentant une société en
décomposition. »
À cor et à cri contre Renoir et son
pedigree
Un discours, mis en images, qui ne passe pas. La
lecture des critiques parues dans les journaux de droite permet d’y voir plus
clair. « Le Figaro », qui salue
pourtant la virtuosité de la scène
de chasse « si bien enregistrée qu’on voit les faisans piéter devant les rabatteurs », voit dans « la Règle du jeu » une « laborieuse
fantaisie (…), à l’opposé de l’esprit d’ironie ». La manière dont Renoir tourne en dérision la superficialité et le dédain des nantis a semble-t-il vexé le critique du « Figaro », qui s’interroge : « Une comédie de mœurs ? Les mœurs de qui, puisque ces personnages n’appartiennent à aucune espèce sociale connue ? » Deux critiques auxquelles Jean Renoir avait en fait
lui-même répondu avec cette phrase en ouverture du film : « Ce
divertissement n’a pas la prétention d’être une étude de mœurs. » C’en est une, bien entendu, et l’hebdomadaire antiparlementaire « Gringoire » (connu pour
sa campagne de presse ayant poussé au suicide le ministre socialiste de l’Intérieur Roger Salengro) l’a bien
compris, quand il s’attaque au fils d’Auguste Renoir : « Ce bourgeois
a lamentablement échoué dans la satire qu’il a tentée de la bourgeoisie. »
Les commentaires et l’accueil exécrable d’une partie
des critiques et du public sont tels qu’ils pousseront Renoir à quitter la
France et céder aux sirènes hollywoodiennes, ce qu’il fera l’année suivante,
départ précipité par la guerre. Pourtant, selon Claude Gauteur, auteur du livre
« Renoir-Simenon
en miroir » (éditions Pierre-Guillaume de Roux, 2016), « cette
mauvaise réception critique est à nuancer », car beaucoup de journaux à moindre
tirage et de revues spécialisées acclament déjà « la Règle du jeu » comme un
chef-d’œuvre. « La mise en scène inspirée du théâtre, avec un jeu très franc et
naturel, subjugue, c’est un réalisme quasiment inédit à l’époque, précise l’historien du
cinéma. C’est bien à cause de son propos politique que “la Règle du jeu” est descendue en flammes, mais aussi du pedigree de
son metteur en scène. »
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