dimanche 21 août 2022

« La Règle du jeu », l’affront puis la gloire de Jean Renoir (Florent Le Du)



Tournée après les accords de Munich et sortie en 1939, cette satire d’une société française vautrée dans la vanité et l’insouciance scandalise la bourgeoisie. Le film et son auteur sont étrillés. Tournant difficile dans la carrière de Renoir, «la Règle du jeu» en sera finalement le sommet.

La bourgeoisie se pavane, le peuple se gausse et la droite s’en agace. Avec ses histoires de tromperies, de courses-poursuites absurdes entre mari et amant, de quiproquos grivois, «la Règle du jeu» cache bien ses cartes. La pièce de boulevard de Jean Renoir est en réalité une satire sociale réaliste et féroce. Lorsque paraît sur les écrans cette «fantaisie dramatique», comme la définie son auteur, beaucoup n’y voient qu’un vaudeville potache sans grand intérêt. D’autres, au contraire, ne supportent pas la critique sociale du réalisateur. Haro sur Renoir. Dans les salles, «la Règle du jeu» est «accueillie avec une sorte de haine», dira le metteur en scène, qui racontera même avoir vu un aristocrate tenter d’incendier un cinéma qui le diffuse. Plusieurs articles de presse font état de salles qui se vident sous la colère des spectateurs, touchés à l’orgueil. Des bagarres éclatent. Ce n’est pas la mise en scène de Renoir, au dynamisme et au réalisme rares pour l’époque, qui cristallise les mécontentements, mais bien le fond politique de l’œuvre.

Réunis dans la fastueuse demeure du marquis Robert de La Chesnaye, une dizaine d’aristocrates et grands bourgeois volages s’amusent, chassent avec cruauté lapins et faisans, montent des saynètes absurdes et ridicules, s’adonnent au marivaudage. Leurs domestiques aussi ont fait le voyage depuis Paris. Si les histoires de coucheries le concernent aussi, le petit personnel est surtout aux premières loges de ce spectacle affligeant. Celui d’un monde bourgeois à la dérive, accroché à ses privilèges et ses petits plaisirs, empli de mépris social et d’antisémitisme «ordinaire». À laube de la Seconde Guerre mondiale, le film, sorti le 8 juillet 1939, dépeint aussi une légèreté coupable de la «haute», prête à être corrompue pour maintenir son statut. «Je lai tourné entre les accords de Munich (le 20 septembre 1938 NDLR) et la guerre et je lai tourné absolument impressionné, absolument troublé par l’état d’une partie de la société française, a raconté le réalisateur dans ses mémoires (“Ma vie et mes films”, Paris, Flammarion, 1974). Je dépeignais des personnages gentils et sympathiques, mais représentant une société en décomposition.»

À cor et à cri contre Renoir et son pedigree

Un discours, mis en images, qui ne passe pas. La lecture des critiques parues dans les journaux de droite permet d’y voir plus clair. «Le Figaro», qui salue pourtant la virtuosité de la scène de chasse «si bien enregistrée quon voit les faisans piéter devant les rabatteurs», voit dans «la Règle du jeu» une «laborieuse fantaisie (), à lopposé de lesprit dironie». La manière dont Renoir tourne en dérision la superficialité et le dédain des nantis a semble-t-il vexé le critique du «Figaro», qui sinterroge: «Une comédie de mœurs? Les mœurs de qui, puisque ces personnages nappartiennent à aucune espèce sociale connue?» Deux critiques auxquelles Jean Renoir avait en fait lui-même répondu avec cette phrase en ouverture du film: «Ce divertissement na pas la prétention d’être une étude de mœurs.» Cen est une, bien entendu, et lhebdomadaire antiparlementaire «Gringoire» (connu pour sa campagne de presse ayant poussé au suicide le ministre socialiste de l’Intérieur Roger Salengro) l’a bien compris, quand il s’attaque au fils d’Auguste Renoir: «Ce bourgeois a lamentablement échoué dans la satire quil a tentée de la bourgeoisie.»

LES SALLES SE VIDENT, DES BAGARRES ÉCLATENT. UN ARISTOCRATE A MÊME TENTÉ, SELON RENOIR, D’INCENDIER UN CINÉMA.

Les commentaires et l’accueil exécrable d’une partie des critiques et du public sont tels qu’ils pousseront Renoir à quitter la France et céder aux sirènes hollywoodiennes, ce qu’il fera l’année suivante, départ précipité par la guerre. Pourtant, selon Claude Gauteur, auteur du livre «Renoir-Simenon en miroir» (éditions Pierre-Guillaume de Roux, 2016), «cette mauvaise réception critique est à nuancer», car beaucoup de journaux à moindre tirage et de revues spécialisées acclament déjà «la Règle du jeu» comme un chef-d’œuvre. «La mise en scène inspirée du théâtre, avec un jeu très franc et naturel, subjugue, cest un réalisme quasiment inédit à l’époque, précise lhistorien du cinéma. Cest bien à cause de son propos politique que la Règle du jeu est descendue en flammes, mais aussi du pedigree de son metteur en scène.»

 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire