Aurélien Soucheyre. Latifa Madani
Pour la première fois,
un président a commémoré physiquement les massacres des Algériens, à Paris, il
y a soixante ans. Mais, plutôt que de reconnaître la responsabilité de l’État,
il s’est contenté d’accuser le préfet de l’époque, Maurice Papon.
Des fleurs jetées à l’eau et aucun mot. Le chef de l’État a beau regarder
la Seine, il ne dit rien. Samedi 16 octobre, depuis le pont de Bezons
(Hauts-de-Seine), Emmanuel Macron est devenu le premier président de la
République à commémorer physiquement le 17 octobre 1961, lors d’une
cérémonie. Il aura fallu attendre soixante ans… Soixante ans pour que ce « massacre
d’État », comme l’affirme l’historien Emmanuel Blanchard, ait droit à
pareille initiative officielle. Devant ce fleuve où tant de personnes furent
noyées par la police, lors d’une nuit d’enfer où des centaines de manifestants
algériens furent assassinés par les prétendues « forces de l’ordre ».
« De Gaulle laissa faire »
Soixante ans… Il faudra pourtant attendre encore pour que le sommet de
l’État reconnaisse pleinement la responsabilité qui fut la sienne, cette
nuit-là. Car au lourd silence durant le recueillement, Emmanuel Macron a
répondu par un court communiqué. L’Élysée a certes tenu à « rendre
hommage à la mémoire de toutes les victimes ». Mais son texte fait mention
de « plusieurs dizaines » de tués quand il est établi qu’il y
en eut bien plus de 100… Enfin, la présidence de la République assène
que « les crimes commis cette nuit-là par Maurice Papon sont
inexcusables pour la République ». Une façon de se dédouaner sur le seul
préfet de police de l’époque. Ce coupable idéal, puisqu’il fut prouvé des
années plus tard qu’il participa à la déportation des juifs pendant la Seconde
guerre mondiale, n’a pourtant pas agi seul.
« Pas plus que Didier Lallement aujourd’hui, le préfet Maurice Papon
n’orientait la répression sur sa seule initiative. Les responsables politiques
du crime d’État sont : le premier ministre Michel Debré, le ministre de
l’Intérieur Roger Frey, ainsi que le général de Gaulle, qui laissa faire », a réagi Fabrice
Riceputi. L’historien, auteur d’ Ici on noya les Algériens (éditions
le Passager clandestin), ajoute que « de Gaulle a décoré et chaudement
félicité Maurice Papon pour avoir “tenu Paris”. Il l’a maintenu en poste
jusqu’en 1967 »… Et pourtant, Emmanuel Macron a pris grand soin de
condamner des « crimes inexcusables pour la République », au lieu
de parler de crimes « de » la République. « On est
bien en deçà de ce qu’on attendait. Papon sert de coupable expiatoire. C’est
une occasion manquée pour la vérité », a regretté auprès de Mediapart
Mehdi Lallaoui, cofondateur de l’association Au nom de la mémoire.
Samia Messaoudi, cofondatrice de la même structure qui œuvre inlassablement
pour que la pleine lumière soit faite sur le 17 octobre 1961, est elle
aussi amère. « Quand nous avons été contactés par l’Élysée pour
participer à la cérémonie de samedi, nous avons accepté à condition que cette
nuit sanglante, ce massacre, soit reconnu comme un crime d’État par les plus
hautes autorités du pays », raconte-t-elle. Les services de l’Élysée
lui ont indiqué que le « président allait faire un geste, dire un mot »,
avant de finalement la prévenir que le recueillement serait silencieux. « Nous
avons hésité, puis nous sommes finalement venus. Samedi, quand Monsieur Macron
m’a serré la main, je lui ai rappelé que nous étions là pour que soit reconnu
le crime d’État et pour que soient nommés les responsables de la répression. Il
ne m’a pas répondu. Dix minutes plus tard, nous avons reçu le communiqué de
l’Élysée. Hélas, c’est la déception totale. »
« Terreur coloniale »
Historiens, associations, collectifs et partis politiques regrettent ainsi
que Macron se soit contenté d’un petit pas en avant, sans avoir le courage de
vraiment regarder l’histoire en face, comme il le prétendait. « La
vérité sur ce crime d’État est aujourd’hui connue et partiellement assumée par
les responsables politiques de notre pays. Pourtant, malgré quelques avancées,
il manque la reconnaissance officielle, par l’État, de sa responsabilité, de
celle des dirigeants et de la police de l’époque », a annoncé EELV. Le
PS a également réclamé « la condamnation, par le président de la
République, de cette répression sanglante et de ceux qui l’ont organisée et/ou
couverte ». « Je demande que la France assume ses responsabilités
et déclare solennellement que l’institution policière française, des hauts
fonctionnaires français, des responsables politiques français se sont rendus
coupables d’un crime d’État il y a soixante ans, et qu’ils ont ainsi déshonoré
la République », a de son côté fait savoir Fabien Roussel.
Le secrétaire national du PCF réclame aussi la création « d’une
commission d’enquête indépendante qui aura accès à toutes les archives
officielles et à tous les témoignages sans exception, afin de faire toute la
lumière sur la terreur coloniale dont ont été victimes les Algériens de
France ». Il demande « qu’un lieu soit consacré à Paris aux
événements d’octobre 1961, conformément au vote du Sénat en octobre 2012 »,
en plus de « faire de la date du 17 octobre 1961 une journée
d’hommages aux victimes des crimes du colonialisme ».
Traqués par des « gardiens de la paix »
Si la gauche regarde cette répression d’État pour ce qu’elle est, la droite
cherche encore et toujours à relativiser, minimiser ou travestir l’histoire. Le
député LR Éric Ciotti estime ainsi qu’Emmanuel Macron s’est livré à une « propagande
victimaire antifrançaise indécente ». « Criminaliser notre histoire est une
faute », ajoute la parlementaire du même parti, Michèle Tabarot. La
présidente de la région Île-de-France, Valérie Pécresse, aurait de son
côté « aimé que le président associe la mémoire des 22 policiers morts
dans des attentats FLN ». S’il faut refaire un peu d’histoire, faisons-la :
quelques mois avant la fin de la guerre d’Algérie, alors que les négociations
d’Évian qui vont déboucher sur l’indépendance sont déjà ouvertes, la police de
Maurice Papon, donc celle de l’État, se livre à des exactions quotidiennes :
rafles, tabassages, tortures contre les Algériens… Le FLN, qui avait interrompu
les attentats contre les policiers, décide de les reprendre. Déterminé à
poursuivre l’escalade de violence, Maurice Papon promet, lors des funérailles
d’un policier, que « pour un coup porté, nous en porterons dix ».
La réponse sera celle du
massacre du 17 octobre… qui vise des travailleurs immigrés, lesquels
manifestaient pacifiquement contre le couvre-feu discriminatoire qui leur était
imposé. Sans défense, ils sont traqués par des « gardiens de la paix »
dont la mission n’est pourtant pas de se venger sur des innocents… Le rapport
de Jean Geronimi, en 1999, indique que la répression policière s’abat tout en
étant couverte par les autorités supérieures. Le nombre de corps de « Nord-Africains » repêchés
dans la Seine augmente tout au long de l’année 1961, les 17 et 18 octobre
constituant un « pic ». « Macron a fait le minimum », regrette
ainsi Daabia, 80 ans, présent dans le défilé parisien de dimanche. « 17 octobre,
on n’oublie pas, 17 octobre crime d’État ! » ont scandé les
manifestants, ajoutant : « L’État a ordonné, Papon a exécuté ! » Parmi
les 3 000 personnes rassemblées, la jeune Rym ne mâche pas ses
mots : « Macron n’a même pas parlé, il se fout de nous. La cérémonie
était totalement verrouillée. Il se perd dans ses calculs électoralistes. » « On
ne peut pas limiter la responsabilité à Papon, il faut avoir le courage de
reconnaître celle de l’État », a conclu Kamel, militant associatif,
qui a marché jusqu’à Saint-Michel, où les manifestants se sont arrêtés face à
la Seine.
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