Vingt ans, et quand je me souviens de ces moments terribles j’éprouve les mêmes sentiments, je me sens aussi perturbé qu’alors. Je me revois dans l’incapacité de résister au besoin d’aller y voir de plus près, en pleine incompréhension, en plein désarroi. Toute la ville en état de sidération. Toute la ville en fracas et en douleur. Chacun de nous a ses souvenirs intimes de la tragédie, et peut désormais percevoir certains mots d’une curieuse façon, et même encore entendre des bruits d’acier et de verre éclaté qui résonnent comme dans peu d’endroits ailleurs, à moins de la guerre, à moins d’une autre horreur de ce genre. Risque industriel ? Classé Seveso ? On sait bien de quoi il s’agit. Fenêtres ? On pense à tous ceux qui, un long hiver, en furent dépourvus, et, disons-le, il y avait de la colère à constater qu’on s’était empressé de réparer aussitôt dans les beaux quartiers – les injustices sociales se révélaient plus cruellement encore. Négligence ? On a la conviction que la sécurité de tous pèsera toujours très peu à côté de la soif de profit de quelques-uns, mais ce n’est pas nouveau. Et comment ne pas ressentir d’indignation, en l’absence de responsabilités assumées ? Combien d’années de procédures ? Pour quel résultat ? Dans tous les cas, au mépris des victimes.
Des souvenirs intimes… Chacun se souvient de ce qu’il faisait à ces
instants précis, de sa propre histoire dans ce désastre. Après presque une nuit
d’écriture, je dormais, et ma compagne, qui attendait notre enfant, était sous
la douche. Le plafond qui s’affaissa sur moi et les vitres qui, soudain,
éclatèrent dans le quartier me sortirent brusquement du sommeil, et bientôt la
colère à l’annonce que nous devions nous calfeutrer, et bientôt d’agir de
manière pas toujours raisonnable. Encore sous le choc du 11 Septembre, je
me souviens de m’être dit : « Dans quel monde naîtra notre enfant ? Est-ce
qu’on a bien fait ? Est-ce là une sorte de bande-annonce de ce qui nous attend,
du pire à venir ? » L’ironie est que je préparais un roman dont le décor serait
l’usine AZF… J’étais d’autant plus perturbé. Il me faudrait en changer le
scénario. L’explosion était la confirmation de mes craintes, de mes angoisses
récurrentes. Comment pouvait-on imaginer, en passant sur le Pont-Neuf, voyant
la grande cheminée blanche et rouge, si proche, qu’il n’y avait aucun danger ?
Les Amis de la Terre nous alertaient. On racontait de drôles de choses. Est-ce
vrai que des chasseurs de sangliers y terminaient parfois leur battue ?
La nuit, la plupart d’entre nous auraient pu croire qu’ils avaient fait un
cauchemar. La nuit, il y aurait eu sur le coup moins d’effroi et de détresse.
La nuit, il y aurait eu moins de sang sur le bitume. Mais voilà…
21 septembre 2001. 10 h 17. Hangar 221. Alors le chaos, dans
lequel chacun a fait comme il a pu, et souvent il ne pouvait rien ou si peu.
Toutes ces images glaçantes… Le ciel jaunâtre. L’usine ravagée. Le cratère
fumant. La taule et l’acier dispersés à des centaines de mètres à la ronde. Les
voitures pulvérisées. Les immeubles et les maisons fracassés. Le verre brisé
partout dans les rues… Et les morts et les blessés… Cet adolescent, dernier à
rentrer de la récréation : tué. Ce jeune homme, se présentant dans ce garage
pour son premier entretien d’embauche : tué. Toutes ces souffrances… Tous ces
traumatismes… Des personnes âgées se réfugièrent dans des caves, croyant à la
guerre, et n’en sortirent qu’après plusieurs jours. Nous aurions échappé au
pire. La Société nationale des poudres et explosifs toute proche avait tenu
bon. Nous étions des miraculés. De penser que les conduites de gaz moutarde
auraient pu céder donne encore froid dans le dos. Longtemps après, dans
certains quartiers, sont restées les ruines, une ambiance d’après-guerre. J’ai
écrit alors, dans l’Humanité Dimanche, que je craignais des
lendemains terribles, que la catastrophe de Toulouse était révélatrice d’une
humanité qui marchait sur la tête. Je le pense toujours, et demeurent
l’incompréhension, la douleur, la colère. Plus jamais ça, nous disait un slogan
dans une manifestation à tirer les larmes, tellement l’émotion était forte. Ce
n’est pas à nous de déménager, affirmait une pancarte fixée à la poussette d’un
enfant. On a déplacé l’usine ailleurs, mais le danger existe toujours. Ça
concerne l’humanité tout entière. Avec notre complicité à tous, car de cette
industrie aberrante dépend le confort dont nous profitons chaque jour.
Comme l’effroyable crue de 1875, la catastrophe de 2001 est un épisode
majeur dans l’histoire de Toulouse. Que la vie ait repris le dessus est une
bonne chose. Et pourtant, il y aura toujours cette cicatrice ineffaçable. Elle
aurait dû être comme une leçon à tirer pour l’avenir. Mais il y a eu
l’explosion de Beyrouth en 2020, avec des conséquences et des plaies plus
affreuses encore. Je crains aujourd’hui que nous n’apprenions jamais de nos
erreurs.
PAR PASCAL DESSAINTÉcrivain
À propos de la catastrophe AZF : Loin des humains (Rivages Noir).
Dernier livre paru : Un colosse (Rivages).
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