jeudi 3 juin 2021

Données de santé : quand le privé fait main basse sur notre intimité.



Pierric Marissal

Le marché convoite nos informations les plus intimes : grossesses, prescriptions, symptômes… Des informations cruciales pour la recherche, mais qui, entre les mains du privé, mettraient en péril notre système de solidarité.

Nos informations de santé sont les plus intimes des données personnelles. Et pour cette simple raison, c’est une mine d’or pour qui les possède, car elles intéressent un très grand nombre d’entreprises. Une grossesse, un régime alimentaire spécial, une maladie chronique, une situation de handicap… Autant d’informations précieuses pour de nombreuses marques qui ne demandent qu’à nous inonder de publicités ciblées. Et les vendeurs de médicaments contrefaits ou de pilules miracles ne sont pas en reste. « Preuve qu’il y a une spécificité des données de santé, c’est qu’elles intéressent beaucoup les cyberattaquants car leur valeur économique est très importante, précise Juliette Alibert, avocate spécialisée dans la protection des données et la santé. Il faut savoir aussi que ces informations nous suivent tout le long de notre vie, on ne peut pas changer de numéro de Sécurité sociale, alors qu’on peut simplement changer de banque si on se fait voler nos données bancaires. »

Les assurances de santé, banques et employeurs à l’affût

Ces données intimes sur les individus intéressent justement les banques, qui pourraient y réfléchir à deux fois avant d’accorder des prêts, les assureurs, pour fixer les prix de leur police, ou encore un éventuel futur employeur. Le potentiel de discrimination est donc énorme. Outre-­Atlantique, le processus est déjà en cours. On y voit, par exemple, des assurances santé moduler leurs tarifs selon l’activité physique, mesurée via des bracelets connectés, de l’assuré. « Pour les assureurs privés, la donnée de santé est fondamentale, le risque est qu’elle mène à la constitution des tables de risques, aux tarifs différenciés, puis à l’exclusion, bref à la sortie de la solidarité, redoute Patrick Julou, administrateur de la Fédération des mutuelles de France. On n’assure pas un humain comme on assure un bien. Voilà pourquoi nous sommes ­excessivement méfiants quant à l’exploitation des données de santé par des organismes à but lucratif. C’est pour cette même raison qu’on se bat contre les questionnaires de santé pour les complémentaires. »

Les géants du numérique sont aussi sur le coup, les Gafam investissent leurs milliards accumulés pendant la pandémie dans le secteur de la santé. Microsoft vient d’acheter plus de 13 milliards d’euros une start-up, pour vendre aux médecins un outil permettant de retranscrire automatiquement dans les dossiers de santé numériques les informations pertinentes tirées des discussions entre les médecins et leurs patients. Amazon se diversifie dans la pharmacie en ligne et lance aux États-Unis Amazon Care, un genre de Doctolib qui promet une téléconsultation en 60 secondes. Alexa, l’intelligence artificielle domestique du géant, se dote désormais d’une fonctionnalité de rappel de prise de médicaments, comme d’un diagnostic de la grippe par reconnaissance vocale. Google a réorienté 500 de ses ingénieurs pour développer un outil de gestion des dossiers médicaux numériques. Son IA d’aide au diagnostic est déjà installée dans 2 800 hôpitaux et cabinets états-uniens… Apple, Google (via Fitbit), Samsung et bien d’autres inondent le marché d’objets connectés dont le but est de surveiller – et capter – l’activité cardiaque, la qualité du sommeil, le stress et demain la glycémie de leur porteur. Les exemples sont légion.

Chacun de ses outils nécessite des quantités astronomiques de données pour s’entraîner, s’améliorer, se tenir à jour. Quant aux courtiers en données, ils vendent les informations au plus offrant, mais aussi revendent des études précises aux institutions de santé, basées sur les données qu’ils ont pillées chez elles.

Dans un marché de la santé quasi totalement privatisé comme aux États-Unis, le gâteau annuel dépasse les 3 000 milliards d’euros par an. Et le monde de la télémédecine s’approche, lui, des 500 milliards. Dans cette mine d’or des données de santé, il y a une pépite particulièrement précieuse : la France. Grâce à l’instauration de la Sécurité sociale, après-guerre, nous sommes dotés des données de santé parmi les mieux organisées et les plus lisibles, et ce sur plus de trois générations. Voilà pourquoi les géants du numérique comme les courtiers en données lorgnent tout particulièrement ce trésor.

« Avec une plateforme centralisée, à la moindre faille, tout est exposé »

La question devient d’autant plus cruciale avec l’arrivée du Health Data Hub, serveur qui centralise l’ensemble de nos données de santé, préconisation du rapport Villani de 2018. On y trouve déjà toutes les données de l’assurance-maladie, du handicap, celles de l’ensemble des hôpitaux et les causes médicales de décès. Prochainement, ce serveur centralisera aussi les données des médecins scolaires, du travail, des services de protection maternelle et infantile et celles de l’Inserm, dont les séquences ADN. ­Profitant notamment de l’état d’urgence ­sanitaire, le gouvernement a confié ­l’hébergement de ces données au privé (voir ci-contre), et modifié par amendement les conditions d’accès à ces données. À l’origine, seules les personnes justifiant d’un projet de recherche pouvaient avoir un accès contrôlé à ces données. Désormais, « toute personne ou structure, publique ou privée, à but lucratif ou non, peut accéder à des données personnelles de santé à des fins de recherche », mais aussi « à des finalités d’intérêt public » sans préciser ce que cela veut dire.

Selon Matthieu Trubert, ingénieur spécialisé dans le stockage et la gestion des masses de données et coanimateur du collectif numérique à l’Ugict-CGT, c’est bien là, au niveau de la gouvernance, que réside le principal risque. « Pour penser la sécurité et la confidentialité d’un ensemble de données, il y a trois axes, énumère ­l’ingénieur. Le premier est juridique, et le règlement général sur la protection des données définit très bien ce que sont les données de santé. Le deuxième est technique. Même s’il n’y a jamais de risque zéro en informatique, les briques technologiques sont ­ maîtrisées, et l’Anssi (Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information – NDLR) contrôle chaque étape. Et puis il y a la gouvernance et c’est le gouvernement qui a la main, et là réside le vrai problème de confiance », conclut Matthieu Trubert. Pour Juliette Alibert, « la question de faire une plateforme centralisée demeure : à la moindre faille, tout est exposé. Il existait déjà les fichiers des hôpitaux, comme celui de l’AP-HP qui fonctionnait bien pour la recherche. On peut décentraliser les données sur le territoire, et en regrouper certaines pour des projets de recherche précis », assure l’avocate.

Des informations qui doivent échapper au secteur marchand

Faut-il pour autant abandonner le Health Data Hub ? Si la centralisation des données de santé crée un débat animé, leur accès pour la recherche, à condition qu’elle soit sérieusement encadrée, présente des intérêts certains. Le rapport bénéfices/risques serait positif pour l’Ugict. « L’université du MIT a créé un outil informatique avancé permettant de détecter les signes précoces de cancers du sein et de calculer les risques sur cinq ans pour la patiente, c’est quand même un vrai progrès, cite, en exemple, Matthieu Trubert. Ces données sont aussi un véritable atout pour la recherche sur les maladies rares, qui, bien souvent, reposent sur de petits échantillons morcelés, ou encore sur les effets ­secondaires des médicaments, ou pour prévenir de potentiels scandales sanitaires… » Le monde mutualiste partage cet avis tant que l’exploitation de ces données échappe au secteur marchand. « Articuler la protection des données de santé et faire qu’elles ­permettent des politiques publiques intéressantes, dans le domaine du dépistage, de la recherche ou de la prévention, est un véritable enjeu démocratique, qui nécessite de la transparence », pointe Patrick Julou.

« Pour apporter plus de sécurité dans l’utilisation de nos données de santé, il est crucial que celles-ci soient chiffrées de bout en bout, ajoute Juliette Alibert. Avec le collectif ­Interhop, nous défendons aussi l’idée d’ouvrir les codes sources des programmes qui traitent ces données. C’est la meilleure manière de vérifier à quelles fins elles sont exploitées. Et de refuser tout logiciel propriétaire qui fonctionne comme une boîte noire. » 

Le cas Doctolib

Notre géant du numérique et de la santé pose quelques problèmes. Le premier concerne les informations personnelles. « J’ai porté un recours au Conseil d’État, au nom de plusieurs organisations, contre le ministère de la Santé, raconte l’avocate Juliette Alibert. Selon l’ordonnance, les données de rendez-vous dans le cadre vaccinal ne seraient pas des données de santé. Sauf qu’elles donnent immédiatement des précisions sur l’état de santé de la personne. On sait qu’elle est vaccinée ( 2 e  injection). Et si elle a pris rendez-vous très tôt, c’est qu’elle vulnérable et public prioritaire. Et si on croise cette information avec la liste des autres rendez-vous pris sur Doctolib, selon les spécialistes, on peut reconnaître de quel type de maladie grave ou chronique elle souffre.» En outre, et grâce au gouvernement, des millions de Français ont dû créer leur compte Doctolib pour la vaccination. De fait, l’entreprise, ayant gagné un très large public, se retrouve en situation de monopole. Et le manque de transparence sur le fonctionnement de l’algorithme peut poser question. Par exemple, on ne sait pas selon quels critères tel médecin apparaît en premier. Enfin, si l’entreprise promet de ne pas vendre nos données de santé, on sait qu’elle a une liste importante de sous-traitants aux États-Unis, comme l’indique sa politique de confidentialité.

 

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