En recourant à une
rhétorique droitière à la visée électoraliste, l’exécutif semble oublier que sa
« guerre contre la drogue » n’est ni nouvelle ni efficace. Au contraire, elle
semble causer plus d’effets délétères que la consommation elle-même.
Éric Masson avait 36 ans. Policier depuis quatorze ans, c’est lors
d’une opération « antistups » que ce brigadier, père de deux enfants, a été tué
à Avignon, le 5 mai. À un an de l’élection présidentielle, le drame
représente une aubaine pour la ligne sécuritaire du gouvernement, renforcée
depuis des mois et promouvant le durcissement de « la guerre contre la
drogue ». Le terme n’est plus tabou pour le ministre de l’Intérieur. Gérald
Darmanin assume un discours martial contre « cette merde qu’est la
drogue », reprenant un slogan et une politique éculés depuis des
décennies. Sur le terrain, associations, professionnels et observateurs
s’accordent à dire que cette rhétorique guerrière n’a eu d’effet ni sur la
prévalence de la consommation de drogue, ni sur l’ampleur des trafics. « Clairement,
ce policier mort est une victime de la guerre contre la drogue », tranche
Yann Bisiou, juriste et expert en matière de lutte contre les drogues auprès
d’instances nationales et internationales. « On met les policiers dans
des situations impossibles, ajoute-t-il. Depuis cinquante
ans, une loi est votée tous les six mois au Parlement pour renforcer la
répression mais elle ne donne aucun résultat. La consommation a explosé, la
prévalence est massive et on n’a pas réussi à faire de prévention sérieuse. »
Dès l’instauration des premières politiques publiques en la matière, la
France conçoit la consommation de drogue comme un problème sécuritaire et
sanitaire. La loi du 31 décembre 1970 fixe le cadre. Elle considère le
consommateur à la fois comme un délinquant, condamnable à un an
d’emprisonnement, et un malade que le système de soin peut suivre et prendre en
charge. « Elle fait suite à Mai 68 et à la guerre contre la drogue
déclarée par Nixon aux États-Unis », décrypte le sociologue Michel
Kokoreff, pour qui cette pénalisation des usagers s’inscrit dans un contexte
de « panique morale » et une « stratégie de
disqualification de la jeunesse, en partie contestataire », sous la
présidence Pompidou . Depuis sa proclamation, le texte a plus
servi à punir les simples consommateurs (80 % des infractions) qu’à
proposer un accompagnement médico-social. Dans sa dernière étude,
l’Observatoire français des drogues et toxicomanies (OFDT) note que les
sanctions pénales se sont multipliées, quand les mesures à caractère sanitaire
ne représentent plus que 7 % des alternatives prescrites.
En France, 4 000 points de deal ont été recensés par les autorités
Si la France est le pays avec la politique la plus répressive d’Europe en
la matière, le nombre de consommateurs y est aussi parmi les plus élevés :
45 % des 18-64 ans ont déjà essayé le cannabis, selon Santé publique
France, et 11 % en ont consommé dans l’année – presque trois fois plus
qu’en 1992 –, selon l’OFDT. Devant ce constat d’échec, certains choisissent de
prendre le contre-pied de cette politique aussi nocive qu’inefficace. « C’est
l’interdit qui crée la fraude, rappelle Yann Bisiou. Le
système prohibitionniste crée un marché capitaliste ultradérégulé. Ceux qui y
travaillent ne sont pas protégés et c’est celui qui réussira à passer entre les
mailles du filet qui gagnera le plus d’argent. Plus il y a d’interdits, plus le
marché s’adapte et se développe. » Le chercheur a fait le calcul :
avec 4 000 points de deal recensés par les autorités, dont un ferme chaque jour
comme l’affirme Emmanuel Macron, onze ans seraient nécessaires pour tous les
éradiquer du territoire, en supposant qu’aucun ne rouvre ou ne se déplace. Ce
vœu pieux s’accompagne de la promesse d’intensifier les opérations de police et
les contrôles, autant d’actions qui ne démontrent pas d’efficacité sur la
réduction des trafics mais dont les effets néfastes sont connus.
Depuis décembre, l’usage de stupéfiants peut être puni par une amende de
200 euros, dressée directement par les agents. Son instauration a permis à
Yann Bisiou d’effectuer un autre calcul sur l’efficacité des sanctions. « Au
rythme actuel, on peut estimer qu’on atteint 200 000 amendes par an. Cela reste
très marginal ! Si on considère qu’il y a 900 000 usagers quotidiens, on
verbalise un joint sur 1 650. Cela n’a aucun effet, ni pédagogique, ni
dissuasif », affirme le professeur de droit. D’autant plus que ces
sanctions, tout comme les contrôles, ne touchent pas tous les citoyens de la
même manière. « La poursuite des usages de drogue est aussi un outil de
répression et de contrôle, en particulier de la jeunesse populaire et racisée.
Les usages des classes moyenne et supérieure sont beaucoup moins
réprimés », affirme Michel Kokoreff, auteur de la
Catastrophe invisible. Histoire sociale de l’héroïne. S’il ne minore pas
l’insécurité que créent les trafics dans les milieux populaires qu’ils
touchent, le sociologue considère que la réponse répressive à ce problème ne le
règle pas.
Pour l’exécutif en campagne, pourtant, pas question de changer
d’approche. « On se roule un joint dans son salon et à la fin on alimente
la plus importante des sources d’insécurité », accusait ainsi Emmanuel
Macron dans un entretien au Figaro en avril. « Derrière
la guerre contre la drogue, il y a une guerre aux drogués assumée, réagit
Nathalie Latour, déléguée générale de la Fédération addiction. On
fait porter ce poids sur les épaules d’individus, alors que la drogue est un
problème bien plus global. Il nécessite des réponses bien plus ambitieuses et
fermes, en matière de sécurité mais aussi de santé, d’éducation, de
justice, etc. »
« Plutôt que d’être punie, notre jeunesse mérite d’être protégée »
Pour le réseau de professionnels de la prise en charge des addictions
qu’elle représente, une réponse adaptée commencerait par des mesures de soutien
aux usagers plutôt qu’une condamnation morale. « Il est clair que la
sanction pénale ne permet pas de s’engager dans des démarches d’accompagnement
et retarde l’accès aux soins. Plutôt que d’être punie, notre jeunesse mérite
d’être protégée par les adultes que nous sommes », estime-t-elle. Pour
la Fédération addiction, comme pour d’autres organisations, la régulation du
marché du cannabis apparaît comme une sortie de l’impasse sécuritaire et une
approche intéressante pour régler le problème, tant du point de vue de la
sécurité que de la santé publique.
La question de la légalisation de la drogue illicite la plus répandue de
France n’est plus l’apanage des militants pro- et anti-cannabis. « La
proposition part du constat que cela fait cinquante ans que la drogue n’a
jamais été aussi répandue, qu’elle génère de l’insécurité et qu’elle tue des
petites mains du trafic, des habitants et des policiers », explique le
député Éric Coquerel (FI). Élu dans une circonscription marquée par les ravages
du trafic, à Saint-Ouen (Seine-Saint-Denis), il a rédigé une proposition de loi
après la mort de deux jeunes dans une fusillade en septembre 2020. En
proposant, dès le 25 mai, de légaliser et de réguler la vente de cannabis,
elle cherchera à poser de nouveaux termes dans le débat.
Au début du mois déjà,
le rapport d’une mission parlementaire, porté par des députés de l’opposition
mais aussi de la majorité, entrouvrait la porte à une possible légalisation.
Elle a aussitôt été refermée par l’exécutif, Gérald Darmanin qualifiant l’idée
d’un « drôle de raisonnement ». Pour Éric Coquerel, soulever
la question permettrait de faire un premier pas vers la dépénalisation de
l’usage des autres produits, à laquelle il est personnellement favorable. « Les
esprits ne sont pas mûrs, mais on voudrait qu’un travail sérieux soit fait
là-dessus », ajoute-t-il. L’horizon semble bien éloigné, tant Emmanuel
Macron se borne à la même vision prohibitionniste et conservatrice que ses
prédécesseurs. Le président avait annoncé « un grand débat national sur
la consommation de drogue », il y a un mois. Il semble avoir trouvé
les réponses à ses questions.
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