L’historien spécialiste
de l’URSS, de la décolonisation et du cinéma est décédé dans la nuit de mercredi
à jeudi. Il était aussi connu pour Histoire parallèle, émission savante et
accessible diffusée sur Arte.
Quand un vieil homme meurt, c’est une bibliothèque qui brûle, selon
l’adage. Avec le décès de Marc Ferro, c’est une encyclopédie humaine qui disparaît.
Certes, les très nombreux livres qu’il a écrits demeurent. L’historien de
réputation internationale, prolixe, était un grand spécialiste de l’URSS, de la
Russie, mais aussi du XXe siècle dans son ensemble, de la décolonisation
et du cinéma. Il est décédé à Saint-Germain-en-Laye (Yvelines) dans la nuit de
mercredi à jeudi, à l’âge de 96 ans, des suites du Covid-19. « Il
aura été jusqu’au bout habité par sa passion pour l’Histoire et l’évolution du
monde », a souligné sa famille.
Cette passion l’attrape tout petit. Né à Paris en 1924 d’un père italo-grec
et d’une mère juive ukrainienne, il rédige une « histoire de France » avant
même de souffler ses 18 bougies. Il ne la fait pas démarrer à Bouvines, en
1214, mais plusieurs générations plus tard, en 1337, avec la guerre de Cent
Ans. Lycéen en 1940, il ne fera pas qu’écrire l’histoire hexagonale : il va
aussi la vivre, et la faire à son échelle. En 1943, sa mère meurt assassinée à
Auschwitz. Cette disparition le dévaste sans l’anéantir. Marc Ferro devient résistant,
recruté par l’historienne Annie Kriegel à Grenoble. En 1944, on le voit dans le
Vercors, où ses qualités de géographe lui permettent d’être en lien direct avec
l’état-major. Le 3 septembre, il participe à la libération de Lyon.
Une thèse sur la révolution russe
Le jeune homme reprend alors sa carrière d’historien. La voie royale se
refuse à lui : il échoue sept fois à l’agrégation. Tant pis. Il existe des
chemins de traverse. Il devient enseignant à Oran, de 1948 à 1956, où il
participe à la fondation de Fraternité algérienne, qui lutte contre le système
colonial en place. Il se fera des années plus tard historien du colonialisme,
dont il rédige le Livre noir (Laffont) en 1994,
en plus de la colonisation « expliquée à tous », en 2016
(Seuil).
Mais c’est à la révolution russe de 1917 qu’il consacre sa thèse, de retour
à Paris. Il écrit que l’insurrection d’octobre ne se résume pas à un coup
d’État bolchevique, et même que la lame de fond va bien au-delà d’un mouvement
ouvrier que certains imaginent segmenté, puisque le rôle des femmes, des
paysans et des soldats est prépondérant. Il mesure également que la
bureaucratisation du régime ne s’est pas faite uniquement depuis son sommet,
mais aussi par sa base dans Des soviets au communisme bureaucratique.
Les mécanismes d’une subversion (Gallimard), en 1980.
S’ouvre à lui une brillante carrière universitaire, dont il serait
périlleux de faire l’inventaire. Il enseigne à l’École polytechnique, dirige
l’Institut du monde soviétique et de l’Europe centrale, anime l’éminente revue
Annales, intègre le CNRS et s’implique à l’École des hautes
études en sciences sociales (EHESS), dont il est président de l’Association
pour la recherche et directeur d’études pour le groupe de recherche Cinéma et
histoire. Ce qui nous amène à une autre de ses passions, qui va le rendre
célèbre : l’écran.
Car Marc Ferro est l’un des premiers historiens à saisir toute l’importance
du document filmé, qu’il exploite avec brio dans ses travaux. Il va mettre
cette technique à disposition du grand public avec l’émission télévisée Histoire
parallèle, qu’il présente sur la Sept puis Arte de 1989 à 2001. L’idée est
brillante : il s’agit de diffuser les bandes d’actualité produites cinquante
ans plus tôt par des camps rivaux, en pleine Seconde Guerre mondiale.
L’historien les soumet sans filtre aux spectateurs, les met en parallèle et les
confronte, décortiquant les points de vue des belligérants avec à chaque fois
un invité. Non seulement Marc Ferro permet au public d’observer la Seconde
Guerre mondiale dans sa durée réelle, de semaine en semaine, mais il lui offre
aussi une leçon d’histoire, de rigueur intellectuelle et d’analyse critique.
Les 630 numéros s’étendront jusqu’aux débuts de la guerre froide.
De la Garonne au monde féodal
Fou de cinéma, Marc Ferro était aussi historien du 7e art ( Cinéma,
une vision de l’histoire, Le Chêne, 2003), scénariste ( Pétain,
en 1993) et réalisateur de documentaires ( la Grande Guerre, 1963).
Il considérait le cinéma comme un témoignage vivant de nos sociétés, aux côtés
des sources plus traditionnelles et académiques. Érudit souvent pris en photo
au milieu de piles de livres et d’étagères croulantes, sa curiosité était sans
limite. Ce qui l’amène aussi bien à écrire une histoire de la Garonne qu’une
autre dédiée au monde féodal ou à la Renaissance. En 2002, il avait aussi
analysé les Tabous de l’histoire (Nil). Estimant que « de
siècle en siècle, le ressentiment est l’une des plus surprenantes clés de
l’histoire », il avait aussi dédié un livre à cette question en 2007
et un autre à celle de l’Aveuglement dans l’histoire, en 2015
(Tallandier).
Administrateur à
l’Institut national de l’audiovisuel et au Conseil supérieur des archives
nationales, ce grand pédagogue était très attentif à la compréhension et la
transmission des événements passés aux jeunes générations, d’où sa série de
livres baptisée l’Histoire racontée en famille (Plon). Il a
reçu une pluie d’hommages, de ceux qui sont sincères et non obligés.
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