Les dépenses militaires
des principales puissances battent des records, elles approchent désormais
2 000 milliards de dollars. Si les États-Unis restent largement en tête,
le sentiment d’insécurité provoque une fuite en avant des autres nations :
Chine, Russie, Turquie, Inde, France, Arabie saoudite, Grande-Bretagne... Un
risque de plus pour un conflit mondial. ANALYSE.
La commandante Sarah Hunt se trouve sur le pont de l’« USS John Paul
Jones », en manœuvre de routine dans la mer de Chine, lorsqu’est détecté un
chalutier en détresse mais sans pavillon. À la même heure, le pilote de F-35
Chris Mitchell, vole au-dessus du détroit d’Ormuz afin de tester une nouvelle
technologie, en flirtant avec l’espace aérien iranien. À la fin de la journée,
ce dernier sera prisonnier de l’Iran, tandis que le destroyer aura été envoyé
par le fond par la marine chinoise.
Un scénario plausible
Nous sommes le 12 mars 2034. Les États-Unis ont été victimes d’une
attaque coordonnée de la Chine et de l’Iran. Une nouvelle guerre mondiale vient
de commencer. Voilà le « pitch » du roman « 2034 ». Peu importe la qualité de
la narration et du suspense. C’est celle de l’un des auteurs qui importe ici :
il s’agit de James Stavridis.
Si l’ancien amiral de l’US Navy et commandant des forces de l’Otan en
Europe de 2009 à 2013 se découvre une vocation à la John Le Carré (décédé en
décembre 2020 - NDLR), il ne cache pas que, dans son esprit, le caractère
fictionnel de son roman est… plausible. Interrogé par « le Figaro », il
répond : « Oui, il existe un risque significatif de conflit dans la région
indo-pacifique, et Taïwan est l’un des principaux points où il peut éclater. »
Pour la première fois, sans doute depuis la fin de la guerre froide,
l’éventualité d’un conflit de portée mondiale ne relève plus de la
science-fiction. Des grandes et moyennes puissances semblent même s’y préparer.
La preuve : en 2018, le montant des dépenses militaires mondiales a battu un
nouveau record avec 1 780 milliards de dollars (1 500 milliards
d’euros), tandis que tous les traités permettant de limiter les stocks
nucléaires sont caducs (à l’exception du New Start entre les États-Unis et la
Russie).
Fin de l’hyperpuissance états-unienne ?
La courbe des dépenses avait piqué du nez durant les années 1990, avant de
repartir à la hausse après les attentats du 11 septembre 2001 et les guerres
de George W. Bush. Dans un paradoxe
apparent, la baisse du budget mondial militaire a correspondu avec la phase
d’hyperpuissance incontestée des États-Unis. Leur inflation révèle-t-elle une
situation de compétition croissante ?
« Le facteur principal en est la rivalité sino-américaine, explique Thomas
Gomart, directeur de l’Institut français des relations internationales
(Ifri). Les stratégies sont explicites. Pour la Chine, l’ambition est d’être la
première puissance en 2049. Pour les États-Unis, c’est de maintenir son statut
de primus inter pares. Les deux pèsent plus de 1 000 milliards de dollars
par an. Des espaces s’ouvrent pour des puissances moyennes : Turquie, Iran,
Arabie saoudite. »
La part de la Chine dans les dépenses mondiales d’armement est passée de
1 % en 1989 à 14 % aujourd’hui. La Chine serait-elle donc le moteur
politique de cette nouvelle course aux armements ? « Derrière les États-Unis,
les autres pays partent de loin, relativise Sophie Lefeez,
chercheuse associée à l’Institut des relations internationales et stratégiques
(Iris). C’est comme un élève qui passe de 2 à 4 : il double sa note
mais il n’est qu’à 4. » Pékin ne consacre que 1,8 % de son PIB à son
armée, contre 3,2 % aux États-Unis. « On peut expliquer cette augmentation
par le sentiment d’insécurité grandissante de la Russie et de la Chine,
notamment », ajoute-t-elle.
Un argument également utilisé par Emmanuelle Maitre, chargée de
recherche à la Fondation pour la recherche stratégique (FRS), lors d’une
émission sur France Culture consacrée à ce sujet : « La perception en Russie ou
en Chine des développements technologiques des États-Unis a engendré une sorte
de course technologique. »
La mer de Chine, épicentre de la rivalité
Cette dernière se joue à la fois sur le plus ancien des terrains
stratégiques et sur une sorte de « terra incognita » de la guerre : la mer et
l’espace. L’épicentre de la rivalité centrale du XXIe siècle se situe dans
une mer de Chine que Pékin veut transformer en « lac
chinois », selon Thomas Gomart. « La mondialisation est une maritimisation,
donc la maîtrise de la mer est indispensable à la maîtrise des flux »,
souligne-t-il. Lieu de multiples rivalités territoriales, elle est également le
cœur battant de la mondialisation.
Depuis le « pivot » de Barack Obama, les États-Unis ont
transféré le centre de gravité de leur présence militaire du Moyen-Orient vers
la zone indo-pacifique. La Chine a riposté par un « basculement
thalassocratique » et le renforcement historique de sa marine : avec
360 unités, elle compte 60 bâtiments de plus que l’US Navy, élément
central de la stratégie militaire des États-Unis. Mais selon les experts, le
« sea power » américain a encore une longueur d’avance : plus de tonnage, plus
de soldats dédiés (330 000 contre 250 000), plus de technologies de pointe,
sans parler de la supériorité de la flotte sous-marine.
« Arsenalisation de l’espace »
La compétition se joue aussi à des milliers de kilomètres de la surface des
mers avec ce que Thomas Gomart appelle « l’arsenalisation de l’espace ». Le
projet de Ronald Reagan, la « guerre des étoiles », se concrétise
finalement. « Depuis 2018, les États-Unis investissent massivement et font de
leur politique spatiale la clé de voûte de leur suprématie militaire », écrit
le directeur de l’Ifri (1). La Chine accuse un temps de retard même si
elle a réussi dès 2007 à détruire un de ses propres satellites.
Dans les airs aussi, les principaux acteurs cherchent des ruptures
technologiques annonciatrices de ruptures stratégiques. Ainsi, des missiles
hypersoniques, susceptibles de parcourir 10 000 kilomètres en trente
minutes, donc quasiment impossibles à intercepter. La Chine, la Russie, la
France, les États-Unis et l’Inde développent des programmes officiels. Les
trois premiers pays l’inscrivent dans le cadre de la dissuasion nucléaire.
« Cette course aux armements consacre “une forme de retour à la normale” où
deux, trois grandes puissances dominent et où des puissances intermédiaires
(Turquie, Iran) demandent un certain respect de leur place », met en
perspective Sophie Lefeez. Elle n’en conteste pas moins la forme, critique de
l’approche uniquement technologique et du prisme militaire de la sécurité. « On
peut aussi avoir une influence non par la force mais par un comportement
exemplaire. C’est cela qui contribue à une culture de la sécurité. »
(1) Auteur de « Guerres
invisibles. Nos prochains défis géopolitiques. » Éditions Tallandier.
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