En Alabama, les 5 800 salariés du site Bessemer
se prononcent sur la création d’une section syndicale. La multinationale a
sorti les grands moyens pour éviter ce précédent.
« Je pense qu’il s’agit de la plus
importante élection syndicale depuis des années. Nous ne parlons pas d’une
simple compagnie, mais d’Amazon. » À
partir de ce matin, les 5 800 salariés du site de Bessemer (Alabama)
votent pour la création d’une section syndicale affiliée au RWDSU (Retail,
Wholesale and Department Store Union). Son président, Stuart Appelbaum, situe
donc ainsi l’enjeu : « La plus importante élection syndicale depuis des
années. » La firme créée par Jeff Bezos,
dont la valorisation boursière a explosé avec la pandémie, n’a jamais dérogé à
sa position antisyndicale.
Elle pensait ainsi être bien au chaud en
ouvrant un entrepôt en mars 2020 à Bessemer, dans la banlieue de Birmingham, la
plus grande ville de l’Alabama, connue dans les années 1960 comme la « ville la
plus ségréguée des États-Unis » : l’État, en plein cœur du Sud profond, est
dominé par des républicains ultraconservateurs qui en ont fait un bastion
« right to work », c’est-à-dire avec le moins de régulations sociales possible.
A Seattle, ville pionnière du salaire minimum à 15 dollars
Le mastodonte de Seattle avait procédé
comme à l’ordinaire, entre arguments massues, petits cadeaux et appétissantes
carottes. Soit dans l’ordre : une promesse de 315 millions
d’investissements et des milliers d’emplois, un don de 10 000 dollars au
lycée de la ville afin de créer un programme scientifique et une embauche à
15 dollars minimum de l’heure accompagnée d’une protection sociale et de
stock-options.
On l’oublie un peu mais notre mot d’ordre était
double : 15 dollars et un syndicat. JOREL WARE
Amazon a d’autant plus senti le vent
social tourner aux
États-Unis, depuis une petite décennie, que son
quartier général est situé dans la ville de Seattle, pionnière dans la mise en
œuvre du salaire minimum à 15 dollars. Le mouvement était parti des
fast-foods new-yorkais à l’automne 2012. « On l’oublie un peu mais
notre mot d’ordre était double : 15 dollars et un syndicat », tient
à rappeler Jorel Ware, l’un des premiers grévistes. Amazon a vite compris que,
dans un contexte de rejet grandissant du creusement des inégalités, elle
n’échapperait pas au doublement du salaire minimum.
Elle a donc fait mine de prendre les
devants. Tout, sauf un syndicat : telle est la devise (à peine) cachée
d’Amazon. Au cœur de l’Alabama, personne n’avait rien trouvé à y redire, ni le
maire démocrate africain-américain de Bessemer, ni le gouverneur blanc
républicain de l’État, chacun y allant de son « petit » cadeau :
3,3 millions de dollars de fonds publics pour le premier, 41,7 millions
d’exemptions fiscales pour le second.
Le refus les cadences infernales imposées par la direction
Patatras : deux mois après l’ouverture en
fanfare du « fulfillment center » (centre de gestion des commandes), terme plus
moderne que « warehouse » (entrepôt) qui sonne trop révolution industrielle et
XIX e siècle,
des salariés prennent contact avec le RWDSU (67 000 membres). Pour la
plupart, ils sont africains-américains et participent au mouvement de
protestation après l’assassinat de George Floyd. Ils refusent les cadences
infernales imposées par la direction du site. La législation américaine impose
un vote majoritaire des salariés afin de créer une section syndicale. Dès le
mois d’août, des « organizers » commencent à faire signer une pétition. Le mois
suivant, un site Internet est créé avec informations et arguments. En octobre,
permanents syndicaux et salariés de l’usine voisine d’abattage de volailles se
présentent aux portes de l’entrepôt afin de distribuer des tracts.
À Seattle, la maison mère s’inquiète : un
vote majoritaire créerait un précédent. Elle craint ce dernier comme la peste.
Le boulet est passé près en 2014, dans le Delaware, l’État dont Joe Biden a
été le sénateur pendant trente-cinq ans. Un manager avait alors inventé de
toutes pièces une histoire : le syndicat avait abandonné sa famille après la
mort de son père. Le New York Times avait découvert le pot aux
roses mais trop tardivement. Les méthodes se sont, depuis, affinées, ou
presque.
Des managers présentent de la propagande antisyndicale
déguisée en informations factuelles. UN SALARIÉ
Ces derniers jours, à Bessemer, des
« managers » ont réuni des groupes de salariés (une quinzaine à chaque fois,
pas plus) pour leur expliquer durant une demi-heure (non déduite du temps de
travail) les méfaits d’une syndicalisation. « Ils présentent de la
propagande antisyndicale déguisée en informations factuelles », a
témoigné un salarié, requérant l’anonymat au site AL. com. L’exercice tourne
parfois mal. « Pourquoi Amazon nous truffe-t-il la tête avec ces
“faits” à sens unique », a lancé un des travailleurs. Réponse du
manager : « Amazon est très claire sur sa position quant aux
syndicats. »
En effet. Ces happenings en forme de
pression sociale sont sortis dans la presse et le porte-parole ne s’est pas
démonté : « Nous voulons que les employés comprennent les enjeux de la
création d’un syndicat. Si le syndicat est créé, cela impactera chacun sur le
site et c’est important que les associés (sic) comprennent ce que cela signifie
pour eux et leur travail quotidien chez Amazon. » D’après les
statistiques fédérales, les salaires sont supérieurs de 34 % dans les
entreprises qui disposent d’un syndicat.
Ces dernières années, Amazon a pu compter sur l’effet
d’optique « 15 dollars » ainsi que sur l’immense rotation de ses salariés.
Ce qui ne semble pas être le cas en Alabama. « Plus de 85 % des
salariés sont des Africains-Américains. Et leur inquiétude principale est
qu’ils ne se sentent pas traités avec respect, indique Stuart
Applebaum. Nous voyons cela autant comme une bataille pour les droits
civiques que comme une bataille sociale. »
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