dimanche 27 décembre 2020

Union européenne. L’accord sur le Brexit, un cadeau de Noël qui sent le sapin


Thomas Lemahieu

Aucune entrave, pour le commerce, peu de freins à la dérégulation, les pleins pouvoirs aux tribunaux d’arbitrage… La sortie des Britanniques sera concertée avec les Européens, mais toutes les menaces sont loin d’être conjurées. L’accord entrera en vigueur dès le 1er janvier.

Les acteurs avaient de quoi être fatigués, au bout du bout de l’interminable feuilleton ouvert par la victoire des partisans de la sortie de l’Union européenne (Brexit) lors du référendum de juin 2016 au Royaume-Uni… Ils ont néanmoins soigné le feu d’artifice final, à quelques heures de la veillée de Noël, le 24 décembre. Quelle mise en scène ! C’est Boris Johnson, paupières lourdes devant son sapin, dans une vidéo diffusée sur les réseaux sociaux, qui sort de sa hotte les liasses des 1 246 pages de l’accord conclu avec l’Union européenne. À ses concitoyens, occupés à préparer la dinde et – ça ne s’invente pas – les choux de Bruxelles qui l’accompagnent traditionnellement outre-Manche, le premier ministre conservateur britannique promet un « festin »« Ce soir, pour le réveillon, j’ai un petit cadeau pour ceux qui chercheraient quelque chose à lire dans la torpeur de l’après-repas de Noël, lance-t-il, enjoué. Voici un accord pour apporter certitude aux entreprises et aux voyageurs et à tous les investisseurs dans notre pays à partir du 1er  janvier, un accord avec nos amis et partenaires de l’Union européenne. »

Le lendemain, Michel Barnier, le négociateur en chef pour la Commission européenne, a été plus sobre dans ses propos et, lors de la réunion avec les ambassadeurs des États membres de l’Union européenne, il n’y a pas eu, selon le témoignage d’un diplomate recueilli par l’AFP, « de grande joie car un divorce n’est pas une très bonne nouvelle ». Mais à l’image, avec l’un des proches conseillers de Barnier affublé d’un bonnet rouge de lutin, le symbole était grossièrement similaire : à Bruxelles comme à Londres, les pères Noël nous gâtent cette année !

1/ Ni quotas ni droits de douane pour le marché

Cela fait la différence entre un accord et pas d’accord, et c’est là que réside le plus gros du « cadeau » mutuel que se font l’Union européenne et le Royaume-Uni, pour le plus grand bénéfice de leurs entreprises avant tout… Brandi dans une forme de chantage permanent depuis des mois, voire des années désormais, par les conservateurs britanniques, un Brexit sans accord avec l’Union européenne aurait signifié la mise en place d’un système de quotas et de droits de douane pour les marchandises. De quoi entraver considérablement les échanges commerciaux, renchérir les coûts et ralentir les chaînes de production, par exemple dans le secteur automobile. Dans leur accord de Noël, Bruxelles et Londres mettent en place une zone sans quotas ni droits de douane pour tous les biens. Un marché unique qui perdurerait, en quelque sorte, dans sa dimension la plus étroite : pour les Européens, dont une bonne partie des États membres se satisfont de cet état de fait, c’est parfait, et pour les Britanniques, qui, malgré la conclusion de quelques traités commerciaux bilatéraux, sont à la peine, faute d’avoir conclu dans les temps avec Trump, l’aubaine est totale… C’est tout à fait inédit, se félicitent encore les deux parties dans la négociation, à cette échelle dans un accord de libre-échange. Pour les citoyens, en revanche, la liberté de circulation et d’installation est enterrée.

2/ Les tribunaux d’arbitrage au cœur du dispositif

Selon le texte de l’accord, le Royaume-Uni s’engage à respecter des conditions de concurrence équitables avec l’Union européenne. En principe, Boris Johnson et ses amis tories, loin de leurs envolées ultralibérales récurrentes, ne pourraient pas revoir à la baisse, dans une optique de dumping, l’ensemble des législations ou standards britanniques en matière sociale, environnementale ou climatique. En cas de divergences, l’accord permet à l’Union européenne de prendre des mesures unilatérales, à travers l’instauration de droits de douane, par exemple. Tout ça est bel et bon sur le papier, mais tout le monde n’est pas rassuré car, après que la Cour de justice de l’Union européenne a été catégoriquement retoquée par Londres, ce sont les mécanismes d’arbitrage, bien connus, et pour le pire, dans les traités de libre-échange, qui seront chargés de trancher les litiges. Ces tribunaux privés, très favorables aux multinationales, inquiètent notamment les syndicalistes, qui demandent au passage à l’Union européenne d’abonder plus fortement le fonds d’ajustement spécial Brexit afin que les travailleurs ne pâtissent pas de ses conséquences. « Même si Ursula von der Leyen nous promet qu’une concurrence loyale et des règles du jeu équitables sont garanties, cela ne vaut pas grand-chose si les tribunaux d’arbitrage sont la voie principale pour le règlement des différends », avertit ainsi Luca Visentini, le secrétaire général de la Confédération européenne des syndicats (CES).

3/ Le spectre d’un Singapour-sur-Tamise n’est pas écarté

Dans le domaine de la finance, avec la City de Londres qui occupe évidemment une place prépondérante, le traité entre l’Union européenne et le Royaume-Uni stipule que les banques, assurances et autres fonds britanniques perdent leur droit automatique d’offrir leurs services sur le continent : ils devront s’établir dans un État membre de l’UE pour continuer d’y exercer leurs activités. C’est également la fin du « passeport financier » et de l’approche du pays d’origine, selon lesquels les autorisations délivrées par un État membre octroient un accès à l’ensemble du marché unique. Tout n’est pas réglé par le texte de l’accord et, comme pour des tas d’autres secteurs, les discussions vont se prolonger… Mais quoi qu’il arrive, en la matière, il faudrait être bien naïf pour croire que les dangers des dérégulations, avec comme point d’orgue la création d’un super-paradis fiscal aux portes de l’Union européenne – un projet souvent présenté comme un « Singapour-sur-Tamise » –, sont écartés. Dans un entretien, hier, au Sunday Telegraph, Boris Johnson regrette déjà de n’avoir pas pu aller plus loin pour son secteur financier, et évoque l’idée de multiplier les ports francs, des zones avec taxation du capital très légère, en Grande-Bretagne. Un projet qui, il faut le souligner, ne dérogerait pas tant que ça aux « règles européennes » puisque, en matière d’évasion fiscale, de concurrence interne à travers des ports francs ou des montages dits d’optimisation, en l’occurrence, plusieurs États membres de l’UE, comme les Pays-Bas, l’Irlande, le Luxembourg ou Malte, ont une longue expérience…

4/ Un contrôle démocratique complètement entravé

Un « cadeau », ça ne se refuse pas ! Et il en va ainsi de cet accord sur le Brexit, au fond. Côté britannique, les députés ont été rappelés pour siéger dès mercredi afin d’approuver le texte. Sur le front très chaud, ces dernières semaines, de la pêche (lire ci-contre), l’accord déçoit fortement des professionnels, qui avaient été galvanisés par les déclarations va-t-en-guerre du gouvernement Johnson – il avait annoncé positionner des patrouilles militaires en mer du Nord –, et rêvaient de remettre la main intégralement sur les eaux territoriales tout en exportant vers l’UE sans droits de douane… Mais le texte devrait être voté sans embûches à la Chambre des communes, avec le soutien notamment des travaillistes. Pour les Européens, cela sera moins rapide, sans doute, car, si les États sont sommés d’approuver dans tous ses détails le compromis avant la fin de la semaine, le Parlement européen devra encore se prononcer et, a priori, il devrait avoir un peu plus de temps, jusqu’à la fin février. « Comme les États membres n’auront pas le temps d’examiner dans le plus grand détail et d’évaluer l’accord, ce sera au Parlement européen de délibérer avec précaution avant de donner son consentement », encourage d’ores et déjà Martin Schirdewan, qui copréside avec Manon Aubry (lire l’entretien en page 6) le groupe de la Gauche unitaire européenne (GUE/NGL).

Et maintenant, la désunion guette le Royaume-Uni

 

Si prompts à vanter leur « souveraineté » retrouvée, les conservateurs au pouvoir à Londres pourraient vite déchanter. Car, s’ils échappent aux diktats du « super-État européen » que Margaret Thatcher fustigeait pour en obtenir plus d’avantages, ils se retrouvent à la tête d’un Royaume-Uni menacé d’implosion. Pas de trêve de Noël pour les nationalistes de gauche écossais, bien au contraire : « Il est temps de tracer notre propre avenir en tant que nation européenne indépendante », appelle Nicola Sturgeon, la première ministre écossaise. En Irlande, Dublin a jeté un pavé symbolique dans la mare de la réunification en promettant de financer les frais des étudiants nord-irlandais, privés du bénéfice du programme Erasmus pour cause de Brexit.

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