Aucune entrave, pour le commerce, peu de freins à la
dérégulation, les pleins pouvoirs aux tribunaux d’arbitrage… La sortie des
Britanniques sera concertée avec les Européens, mais toutes les menaces sont
loin d’être conjurées. L’accord entrera en vigueur dès le 1er janvier.
Les acteurs avaient de quoi être fatigués,
au bout du bout de l’interminable feuilleton ouvert par la victoire des
partisans de la sortie de l’Union européenne (Brexit) lors du référendum de
juin 2016 au Royaume-Uni… Ils ont néanmoins soigné le feu d’artifice final, à
quelques heures de la veillée de Noël, le 24 décembre. Quelle mise en
scène ! C’est Boris Johnson, paupières lourdes devant son sapin, dans une vidéo
diffusée sur les réseaux sociaux, qui sort de sa hotte les liasses des 1 246 pages
de l’accord conclu avec l’Union européenne. À ses concitoyens, occupés à
préparer la dinde et – ça ne s’invente pas – les choux de Bruxelles
qui l’accompagnent traditionnellement outre-Manche, le premier ministre
conservateur britannique promet un « festin ». « Ce soir,
pour le réveillon, j’ai un petit cadeau pour ceux qui chercheraient quelque
chose à lire dans la torpeur de l’après-repas de Noël, lance-t-il,
enjoué. Voici un accord pour apporter certitude aux entreprises et aux
voyageurs et à tous les investisseurs dans notre pays à partir du 1er janvier,
un accord avec nos amis et partenaires de l’Union européenne. »
Le lendemain, Michel Barnier, le
négociateur en chef pour la Commission européenne, a été plus sobre dans ses
propos et, lors de la réunion avec les ambassadeurs des États membres de
l’Union européenne, il n’y a pas eu, selon le témoignage d’un diplomate
recueilli par l’AFP, « de grande joie car un divorce n’est pas une très
bonne nouvelle ». Mais à l’image, avec l’un des proches conseillers de Barnier
affublé d’un bonnet rouge de lutin, le symbole était grossièrement similaire :
à Bruxelles comme à Londres, les pères Noël nous gâtent cette année !
1/ Ni quotas ni droits de douane pour le marché
Cela fait la différence entre un accord et
pas d’accord, et c’est là que réside le plus gros du « cadeau » mutuel que se
font l’Union européenne et le Royaume-Uni, pour le plus grand bénéfice de leurs
entreprises avant tout… Brandi dans une forme de chantage permanent depuis des
mois, voire des années désormais, par les conservateurs britanniques, un Brexit
sans accord avec l’Union européenne aurait signifié la mise en place d’un
système de quotas et de droits de douane pour les marchandises. De quoi
entraver considérablement les échanges commerciaux, renchérir les coûts et
ralentir les chaînes de production, par exemple dans le secteur automobile.
Dans leur accord de Noël, Bruxelles et Londres mettent en place une zone sans
quotas ni droits de douane pour tous les biens. Un marché unique qui
perdurerait, en quelque sorte, dans sa dimension la plus étroite : pour les
Européens, dont une bonne partie des États membres se satisfont de cet état de
fait, c’est parfait, et pour les Britanniques, qui, malgré la conclusion de
quelques traités commerciaux bilatéraux, sont à la peine, faute d’avoir conclu
dans les temps avec Trump, l’aubaine est totale… C’est tout à fait inédit, se
félicitent encore les deux parties dans la négociation, à cette échelle dans un
accord de libre-échange. Pour les citoyens, en revanche, la liberté de
circulation et d’installation est enterrée.
2/ Les tribunaux d’arbitrage au cœur du dispositif
Selon le texte de l’accord, le Royaume-Uni
s’engage à respecter des conditions de concurrence équitables avec l’Union
européenne. En principe, Boris Johnson et ses amis tories, loin de leurs
envolées ultralibérales récurrentes, ne pourraient pas revoir à la baisse, dans
une optique de dumping, l’ensemble des législations ou standards britanniques
en matière sociale, environnementale ou climatique. En cas de divergences,
l’accord permet à l’Union européenne de prendre des mesures unilatérales, à
travers l’instauration de droits de douane, par exemple. Tout ça est bel et bon
sur le papier, mais tout le monde n’est pas rassuré car, après que la Cour de justice
de l’Union européenne a été catégoriquement retoquée par Londres, ce sont les
mécanismes d’arbitrage, bien connus, et pour le pire, dans les traités de
libre-échange, qui seront chargés de trancher les litiges. Ces tribunaux
privés, très favorables aux multinationales, inquiètent notamment les
syndicalistes, qui demandent au passage à l’Union européenne d’abonder plus
fortement le fonds d’ajustement spécial Brexit afin que les travailleurs ne
pâtissent pas de ses conséquences. « Même si Ursula von der Leyen nous
promet qu’une concurrence loyale et des règles du jeu équitables sont
garanties, cela ne vaut pas grand-chose si les tribunaux d’arbitrage sont la
voie principale pour le règlement des différends », avertit ainsi Luca
Visentini, le secrétaire général de la Confédération européenne des syndicats
(CES).
3/ Le spectre d’un Singapour-sur-Tamise n’est pas écarté
Dans le domaine de la finance, avec la
City de Londres qui occupe évidemment une place prépondérante, le traité entre
l’Union européenne et le Royaume-Uni stipule que les banques, assurances et
autres fonds britanniques perdent leur droit automatique d’offrir leurs
services sur le continent : ils devront s’établir dans un État membre de l’UE
pour continuer d’y exercer leurs activités. C’est également la fin du
« passeport financier » et de l’approche du pays d’origine, selon lesquels les
autorisations délivrées par un État membre octroient un accès à l’ensemble du
marché unique. Tout n’est pas réglé par le texte de l’accord et, comme pour des
tas d’autres secteurs, les discussions vont se prolonger… Mais quoi qu’il
arrive, en la matière, il faudrait être bien naïf pour croire que les dangers
des dérégulations, avec comme point d’orgue la création d’un super-paradis
fiscal aux portes de l’Union européenne – un projet souvent présenté comme un
« Singapour-sur-Tamise » –, sont écartés. Dans un entretien, hier,
au Sunday Telegraph, Boris Johnson regrette déjà de n’avoir pas pu
aller plus loin pour son secteur financier, et évoque l’idée de multiplier les
ports francs, des zones avec taxation du capital très légère, en
Grande-Bretagne. Un projet qui, il faut le souligner, ne dérogerait pas tant
que ça aux « règles européennes » puisque, en matière d’évasion fiscale, de
concurrence interne à travers des ports francs ou des montages dits
d’optimisation, en l’occurrence, plusieurs États membres de l’UE, comme les
Pays-Bas, l’Irlande, le Luxembourg ou Malte, ont une longue expérience…
4/ Un contrôle démocratique complètement entravé
Un « cadeau », ça ne se refuse pas ! Et il en va ainsi
de cet accord sur le Brexit, au fond. Côté britannique, les députés ont été
rappelés pour siéger dès mercredi afin d’approuver le texte. Sur le front très
chaud, ces dernières semaines, de la pêche (lire ci-contre), l’accord déçoit
fortement des professionnels, qui avaient été galvanisés par les déclarations
va-t-en-guerre du gouvernement Johnson – il avait annoncé positionner des
patrouilles militaires en mer du Nord –, et rêvaient de remettre la main intégralement
sur les eaux territoriales tout en exportant vers l’UE sans droits de douane…
Mais le texte devrait être voté sans embûches à la Chambre des communes, avec
le soutien notamment des travaillistes. Pour les Européens, cela sera moins
rapide, sans doute, car, si les États sont sommés d’approuver dans tous ses
détails le compromis avant la fin de la semaine, le Parlement européen devra
encore se prononcer et, a priori, il devrait avoir un peu plus de temps,
jusqu’à la fin février. « Comme les États membres n’auront pas le temps
d’examiner dans le plus grand détail et d’évaluer l’accord, ce sera au
Parlement européen de délibérer avec précaution avant de donner son
consentement », encourage d’ores et déjà Martin Schirdewan, qui copréside
avec Manon Aubry (lire l’entretien en page 6) le groupe de la Gauche
unitaire européenne (GUE/NGL).
Et maintenant, la désunion guette le Royaume-Uni
Si prompts à vanter leur « souveraineté »
retrouvée, les conservateurs au pouvoir à Londres pourraient vite déchanter.
Car, s’ils échappent aux diktats du « super-État européen » que Margaret
Thatcher fustigeait pour en obtenir plus d’avantages, ils se retrouvent à la
tête d’un Royaume-Uni menacé d’implosion. Pas de trêve de Noël pour les
nationalistes de gauche écossais, bien au contraire : « Il est temps de tracer
notre propre avenir en tant que nation européenne indépendante », appelle
Nicola Sturgeon, la première ministre écossaise. En Irlande, Dublin a jeté un
pavé symbolique dans la mare de la réunification en promettant de financer les
frais des étudiants nord-irlandais, privés du bénéfice du programme Erasmus
pour cause de Brexit.
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