Issue du programme du Conseil national de la Résistance, cette création originale mise en chantier par Ambroise Croizat, avec ses quatre piliers (vieillesse, maladie, chômage, famille), n’en finit pas de susciter les convoitises tant ses principes demeurent novateurs.
Fondée le 19 octobre 1945, la
Sécurité sociale célèbre ses trois quarts de siècle. Soixante-quinze années
d’une conquête historique pour le monde du travail, imaginée par la Résistance
à l’occupation nazie en pleine Seconde Guerre mondiale. Soixante-quinze années
d’une « invention » qui a profondément transformé la condition de millions de
salariés, leur offrant la possibilité de se soigner, de partir en retraite,
d’aider leur famille… Une histoire mouvementée également, car, depuis sa
fondation, la Sécu a toujours été l’objet d’attaques visant à réduire sa portée
transformatrice pour la société française. La Sécu aiguise les appétits du
capital, désireux de s’emparer d’une vaste couverture qu’il transformerait en
marché. Mais, la crise sanitaire du Covid-19 et ses chocs économique et
social démontrent à nouveau, s’il en était besoin, l’utilité de ses
« amortisseurs sociaux ». La Sécurité sociale est un bien commun, une propriété
collective, mais aussi une solution aux transitions écologique, sociale et
démographique en cours.
1 Un régime par et pour les travailleurs repris par l’État
Des quatre piliers de la Sécurité sociale,
il en est un que l’État, allié au patronat, n’aura eu de cesse d’attaquer pour
ébranler l’édifice : sa gestion démocratique. Inédit en tous points, son mode
de direction reposait à l’origine sur une gestion par les bénéficiaires
eux-mêmes. Une volonté imposée, certes, par un rapport de forces à l’époque
favorable à la CGT, mais qui subira, dès le début, les attaques de ses
adversaires syndicaux, patronaux et politiques. Car la collecte des cotisations
a dans les plans de Croizat ceci d’extraordinaire qu’elle ne dépend ni de
l’État ni des employeurs, mais des représentants des travailleurs.
En 1958, Charles de Gaulle enfonce le
premier coin en instaurant le contrôle préalable des budgets des branches et la
nomination des directeurs des caisses, auparavant élus par les
assurés. Mais, déjà dix ans plus tôt, l’État, en sous-main, avançait ses
pions pour contrer la gestion ouvrière. Ainsi, « l’intervention de
l’État n’en fut jamais absente », expliquent Bernard Friot et Christine
Jakse dans les colonnes du Monde diplomatique. « D’abord légère, elle
s’accentue au fil des années : contrôle financier (1948), mise sous tutelle des
caisses déficitaires (1950), création de l’Inspection générale de la sécurité
sociale (1960, devenue Igas en 1967 – NDLR), réduction des pouvoirs des
conseils et professionnalisation des dirigeants des caisses (1960) », listent
les deux sociologues. Mais, en matière de gouvernance, l’estocade est portée en
1967, lorsque les ordonnances Jeanneney fixent les règles du paritarisme. Elles
établissent le passage d’une gouvernance répartie à 75 % pour les salariés
et 25 % pour le patronat à l’égalité parfaite. Il suffit dès lors qu’un
syndicat minoritaire ou piloté par les employeurs bascule du côté du patronat
pour qu’il prenne la main.
Un nouveau « basculement » s’opère ensuite
dans les années 1980, « où on retire peu à peu les prérogatives des
syndicats, en même temps que l’idéologie néolibérale infléchit la réflexion
vers la protection individuelle plutôt que la protection collective », explique
Gilles Perret, documentariste, réalisateur du film la Sociale. Et
Laurent Fabius, alors premier ministre, ouvre la protection sociale aux
assurances privées. En 2004, Philippe Douste-Blazy, ministre de la Santé, met
un terme au conseil d’administration de la Sécurité sociale. C’est la fin de la
représentation salariée dans les caisses. Jean-Pierre Raffarin, l’année
suivante, referme le chapitre en actant l’éviction des délégations ouvrières
dans le processus décisionnel, renvoyant les syndicats à un simple avis
consultatif.
2 La fiscalisation, vecteur de désappropriation
De même que l’État n’a eu de cesse de
prendre la main sur les instances décisionnaires, de même s’est-il attaqué à
coups de « réformes » successives au mode de financement de la Sécurité sociale
pour mettre la main sur le grisbi. À chaque fois, ces modifications par la loi
ont eu pour objet de s’attaquer à la cotisation sociale comme source de
financement pour la remplacer par l’impôt. En 1990, le gouvernement de Michel
Rocard crée ainsi la CSG (contribution sociale généralisée, 2 % à
l’époque, 28 % aujourd’hui). Cinq ans plus tard, Alain Juppé ajoute la
CRDS (contribution au remboursement de la dette sociale). Avec Emmanuel Macron,
cette tendance à fiscaliser a pris une nouvelle dimension, avec des
suppressions de cotisations sociales compensées par l’impôt. Il s’agit de
pertes de salaire « socialisé » et différé, doublé d’une baisse des
remboursements pour les salariés. « C’est un encouragement au séparatisme
des riches », alerte le coordinateur de la France insoumise, Adrien
Quatennens.
L’opération n’est pas seulement
comptable : elle constitue une attaque des fondements mêmes de la Sécurité
sociale. « Les gouvernements qui ont mis en place ces réformes
reviennent sur la logique des fondateurs de la Sécu ! » s’indigne
Adrien Quatennens, selon laquelle « chacun contribue à hauteur de ses
moyens et reçoit en fonction de ses besoins ». Le député communiste
Pierre Dharréville développe : « L’objectif est de modifier la
philosophie même de la Sécurité sociale », de la placer « dans
une logique de solidarité nationale, plutôt que de véritable protection et de
progrès social, et lui ôter son caractère transformateur de la société ». Selon
l’élu PCF, la Sécu est un « transformateur » en
permettant « de faire échapper des ressources aux appétits du capital
et de faire du travail un vecteur de droits au travers de la cotisation ». Et
de souligner également la « dimension d’appropriation » dans
les principes fondateurs : « La Sécu est un bien commun, elle
appartient à ceux qui la font vivre. La fiscalisation crée une sorte de
sentiment de perte de propriété commune, on en fait une assurance comme une
autre en la diminuant. » Selon lui, la bataille à mener est donc celle
de sa « réappropriation ».
3 Son avenir passe par son extension
Attaquée par le patronat et les derniers
gouvernements en date, la Sécu demeure pourtant une idée d’avenir, insistent
ses défenseurs. Mais comment faire pour arrêter son démantèlement ? À court
terme, il s’agirait de « sanctuariser les recettes » de notre
système de protection sociale et de « mettre fin à la confusion des
budgets de l’État et de la Sécurité sociale », plaide l’économiste
Michael Zemmour, enseignant à Paris-I et à Sciences-Po Paris. L’existence des
complémentaires santé, « inefficaces dans leur rôle assurantiel »,
serait également à remettre en cause, pour celui-ci.
La Sécu comme collecteur, et financeur unique, du
système de santé s’impose aussi comme un préalable absolu, pour le sociologue
Frédéric Pierru. L’objectif est d’aboutir à un système réellement universel,
avec « 100 % de remboursement par la Sécu » pour tous.
Dans le champ de la santé, le chercheur estime que le modèle de la médecine
libérale est à bout de souffle. L’occasion de développer partout sur le
territoire des « centres de santé pluridisciplinaires », dans
lesquels les praticiens pourraient être salariés, mais également de réinvestir
massivement dans l’hôpital public et de mettre fin à l’existence des cliniques
privées « qui n’ont aucune raison d’exister, puisqu’elles ne gardent
que les risques les plus rentables pour laisser les plus lourds à l’hôpital
public ». Mais, plus fondamentalement, la clé de la pérennité de la
Sécu réside dans son extension à d’autres domaines, si l’on en croit le
sociologue et économiste Bernard Friot. « On pourrait augmenter le
salaire minimum de 500 euros sous forme de cotisations sociales qui
seraient portées au crédit de la carte vitale. Cette somme mensuelle pourrait
alors être dépensée auprès de professionnels conventionnés dans le domaine de
l’alimentation, mais aussi de la culture. Ils seraient rémunérés par un salaire
à vie, attachés non pas à leur poste mais à leur qualification », précise-t-il.
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