Dans plusieurs exploitations agricoles du
sud-est de la France, de nombreux saisonniers venus d’Espagne ont été
diagnostiqués positifs au Covid-19. Une crise sanitaire qui met en lumière les
conditions de vie indignes que leur imposent les entreprises espagnoles qui les
embauchent.
Ils dorment dans des taudis, à même le sol, n’ont parfois même pas accès à
l’eau et ne mangent pas à leur faim. Ils seraient entre 4 000 à 5 000
travailleurs détachés, venus d’Espagne, à vivre de la sorte dans les
Bouches-du-Rhône. Ces derniers jours, plusieurs centaines d’entre eux viennent
d’être diagnostiqués positifs au Covid-19. Mobilisés dans les exploitations
agricoles du sud-est de la France, ces véritables forçats de la terre sont
aujourd’hui pris au piège entre la crise sanitaire qui s’abat sur eux et un
système mafieux qui les contraint à accepter des conditions de vie indigne,
pour certains, à plusieurs milliers de kilomètres de chez eux. Les autorités se
seraient sans doute bien passées de l’affaire, mais le scandale est trop
important pour continuer de faire comme si de rien n’était.
Une campagne de dépistage improvisée
Tout démarre à la Pentecôte, lorsque 30 de ces travailleurs sont testés
positifs au nouveau coronavirus, entre Maillane et Noves, dans le nord du département
des Bouches-du-Rhône. Sous pression d’élus locaux, qui craignent que la maladie
ne se propage rapidement au sein des exploitations, l’agence régionale de santé
et les préfectures du Vaucluse, du Gard et des Bouches-du-Rhône se lancent, la
semaine dernière, dans une campagne de dépistage aussi massive qu’improvisée.
Au dernier comptage, 17 saisonniers ont été testés positifs dans le Gard, 39
dans le Vaucluse et 114 dans les Bouches-du-Rhône, dont un placé en
réanimation. Sachant que ces chiffres ne prennent en compte que les tests
réalisés par les hôpitaux et les pompiers, et pas ceux des laboratoires privés.
Des conditions indignes de mise en
quatorzaine
Face à cette situation, les préfectures du Gard, du Vaucluse et des
Bouches-du-Rhône ont demandé aux exploitants et aux communes d’organiser le
confinement des personnes contaminées et de celles avec qui elles ont été en
contact. Une mesure, semble-t-il, appliquée sans aucun respect des règles
sanitaires élémentaires. Beto Andino, un saisonnier sud-américain, a ainsi
publié sur Facebook des vidéos dévoilant le lieu où il a été placé en
quatorzaine avec 50 de ses collègues. On y observe une salle exiguë, avec plus
de 6 matelas au sol, collés les uns aux autres. « Il n’y a même pas de
toilettes ! » crie en espagnol un homme dans l’un de ces films. «
Ici, à part les femmes, très peu de gens se sont fait tester, confie Beto
Andino. Le responsable nous a dit de ne pas faire le test, car il ne veut pas
que les autorités ferment l’exploitation. On a peur, car du coup, celui
qui a le virus vit au milieu de nous, mange avec nous, se lave dans les mêmes
sanitaires. Même s’il n’a pas de symptômes, on ne sait pas qui est malade. »
« On a peur, car du coup, celui qui a le virus vit au milieu de nous, mange
avec nous, se lave dans les mêmes sanitaires. »
En réalité, ces hommes et ces femmes sont aux mains d’un véritable système
mafieux. Ils sont, pour leur grande majorité, arrivés en France avant mais
aussi pendant le confinement, à bord de bus affrétés par une entreprise
espagnole de travail temporaire nommée Terra Fecundis. S’ils viennent du
Maghreb, d’Afrique ou d’Amérique du Sud, leurs salaires et leurs droits sont
régis par la loi ibérique. Ce qui n’empêche pas l’entreprise de réaliser près
de 80 % de son chiffre d’affaires en France. Elle devait d’ailleurs être
jugée du 11 au 14 mai, à Marseille, pour une affaire de dumping social
dans laquelle 112 millions d’euros auraient échappé à la Sécurité sociale
française, entre 2012 et 2015, mais l’affaire a été reportée. « Cette
main-d’œuvre (…) est choisie à dessein pour favoriser un déracinement et un
état de dépendance qui permettent d’assujettir les salariés et de leur imposer
des conditions de travail dégradées », accusait, déjà en 2013, un enquêteur
de la Police aux frontières à propos des employés de Terra Fecundis.
L’entreprise a en effet déjà eu affaire à la justice française, la première
fois, en 2011, à la suite de la mort d’un homme de 32 ans par
déshydratation dans une exploitation de melons. « Ils fonctionnent un
peu comme une armée, avec des sortes de lieutenants parmi leurs employés,
explique Ingeborg Bonte, de l’union départementale CGT des
Bouches-du-Rhône. C’est d’ailleurs l’un d’entre eux qui nous a alertés
sur des cas de Covid-19 dans le pays d’Arles. Depuis, il a disparu. Nous
n’avons plus réussi à établir de contact. »
Des décisions qui relèvent des donneurs
d’ordres privés, estiment les autorités
Contactées par l’Humanité, les autorités ne semblent rien avoir à y redire.
Pour Bertrand Gaume, préfet du Vaucluse, « le fait que cette entreprise
puisse faire l’objet d’une instruction judiciaire ne lui interdit pas à ce jour
de maintenir ses activités sur le territoire national ». Même chose de la
part de Didier Lauga, préfet du Gard, pour qui « les entreprises
agricoles ou d’autres secteurs peuvent librement avoir recours à des
entreprises internationales de prestations de services ». Et Pierre
Dartout, préfet des Bouches-du-Rhône, de préciser : « Le recours aux
travailleurs détachés relève de la décision des donneurs d’ordre privés et non
de l’État. Il appartient (…) à la profession de prendre ses responsabilités. » «
Je rappelle que les pouvoirs publics nous ont incités à continuer le travail
pour alimenter nos concitoyens. Les agriculteurs ont fait leur boulot »,
insistait, pour sa part, le patron de la Fédération départementale des
syndicats d’exploitants agricoles (FDSEA), Patrick Lévêque, en milieu de
semaine, dans la presse provençale. Un jeu de ping-pong qui ne convainc pas le
conseiller départemental communiste, Nicolas Koukas. « Il faut
construire des territoires raisonnés, insiste-t-il. Un accueil
digne doit être garanti à ces travailleurs détachés, en termes d’accès au
logement et aux repas. L’État doit, en outre, jouer son rôle en mettant en
réseau les différents acteurs pour que ce ne soit plus possible d’avoir recours
à ce genre de boîte d’intérim. »
Une question continue, cependant, de tarauder bon nombre de personnes
indignées par le sort de ces saisonniers venus d’Espagne. Comment des dizaines de
fourgonnettes chargées de « ces esclaves des temps modernes » ont-elles pu, en
pleine période de confinement, passer la frontière et rouler jusqu’en Provence
? Quelqu’un a bien dû donner des laissez-passer… « Je ne crois pas que
c’est ce qui s’est passé. Si ça avait été le cas, ce serait parfaitement
illégal », assure Monica Michel, la députée LaREM du pays d’Arles. Le
message est clair : circulez, il n’y a rien à voir…
« Certains sont rentrés pendant le confinement avec des dérogations
spéciales, affirme-t-il. Je ne sais pas exactement quel service les a émises,
mais lorsque nous avons évoqué la question avec le préfet, il était au courant
et n’a pas démenti. »
Le responsable régional de la Fnaf CGT (syndicat de salariés de l’industrie
agro-alimentaire – NDLR), Fabien Trujillo, est pourtant formel. «
Certains sont rentrés pendant le confinement avec des dérogations spéciales,
affirme-t-il. Je ne sais pas exactement quel service les a émises, mais lorsque
nous avons évoqué la question avec le préfet, il était au courant et n’a pas
démenti. » Le syndicaliste a en effet rencontré Pierre Dartout, ce
vendredi 12 juin, en présence de représentants de l’inspection du travail,
des services sanitaires de la préfecture et de la CFDT, pendant que d’autres
militants de la CGT occupaient les locaux de l’ARS à Marseille.
Esclavage moderne, chantage, dumping
social...
« C’est une affaire d’esclavage »« Cette crise sanitaire met en lumière un
système qui pose problème depuis des années, dénonce Fabien
Trujillo. Il faut dire la vérité. C’est une affaire d’esclavage. Ces
travailleurs subissent des menaces. On leur dit qu’ils ne seront pas payés
s’ils sont diagnostiqués positifs au Covid-19. Il y en a qui sont en situation
irrégulière même au regard du droit espagnol. L’État doit garantir à tous ceux
qui sont touchés un accès aux soins et des arrêts maladie en bonne et due
forme. » Et d’ajouter : « Le préfet nous dit que ce sera le
cas pour ceux qui ont un numéro de Sécurité sociale et qu’il verra ensuite pour
les autres. C’est inadmissible. » Le syndicaliste pointe également les
conditions de confinement dans les exploitations agricoles, où personnes
infectées et non porteuses du virus se côtoient. « Qu’ils se
contaminent entre eux tant que la population locale n’est pas touchée et tout
ira bien, résume le syndicaliste. C’est ce que semble penser le préfet. »
« Les heures supplémentaires effectuées par les saisonniers ne leur sont
pas comptées et on leur déduit le prix du loyer pour des logements, la plupart
du temps insalubres. »
Un nouveau rassemblement est d’ores et déjà prévu, le 16 juin, à
l’occasion du procès prud’homal d’une autre entreprise de travail temporaire
espagnole, Laboral Terra. « Elle fonctionne exactement comme Terra
Fecundis, explique Véronique Neff, de l’union locale CGT d’Arles. Dans
ces entreprises, les heures supplémentaires effectuées par les saisonniers ne
leur sont pas comptées et on leur déduit le prix du loyer pour des logements,
la plupart du temps insalubres. » Tout cela s’ajoute à un salaire
espagnol de base déjà très bas. Un rapport parlementaire sur le « dumping
social », publié en 2014, estimait entre 13 et 15 euros de l’heure la
rémunération de ces travailleurs détachés, contre 20 à 21 euros dans une
entreprise d’intérim française. Une réalité qui n’est sans doute pas étrangère
à la sous-représentation des travailleurs français dans les exploitations
agricoles du Sud-Est.
Pour l’heure, la machine
continue de tourner à plein régime. Deux bus affrétés par Terra Fecundis sont
annoncés, ce week-end, au départ de Murcia, en Espagne. Le préfet promet que
tous les travailleurs présents à bord seront testés… avant de rejoindre leur
cluster provençal.
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