Désillusion. Avez-vous remarqué?
Depuis peu, quelque chose dans l’air a cette transparence, et ce goût du
bonheur français qui rend d’ordinaire nos lèvres sèches semble avoir disparu
sous la force du Covid, comme ce phénomène physiologique appelé l’agueusie.
Puisque nous nous refusons à abandonner l’utopie à un pays de nulle part où se
perdraient nos rêves les plus féconds, puisque nous croyons à cette habitation
collective qu’est l’habitation politique, nous ne parvenons pas à nous résoudre
à cette idée: la gestion de la crise épidémique a révélé de si lourdes failles
et faiblesses que la nation est bel et bien tombée de son piédestal. France, la
désillusion. Ou pour le dire autrement : une certaine idée du déclin. Pénuries
de moyens et de matériels, hôpitaux et écoles sous tension, décisions confuses
ou aléatoires totalement conditionnées par une absence de souveraineté
sanitaire et économique. Sixième puissance mondiale, que deviens-tu? Et que
penser de toi quand tu manques de masques, blouses et même de Doliprane? Notre
incrédulité n’a rien de nouveau. Sauf qu’elle atteint cette fois une ampleur
jamais connue depuis des décennies, jusqu’à provoquer une forme de dépression
dont on mesure mal, sans doute, les effets à long terme. Ce que les Français
ont découvert en masse, par exemple l’atomisation de l’hôpital public, soumis à
l’austérité depuis des décennies, résonne comme un camouflet d’autant plus
grand que, en apparence, ce secteur clé de la santé paraissait sanctuarisé et
brillait tel un phare sur le monde. «Grâce au dévouement des personnels
soignants, on s’en sortira toujours», pensait-on, ce qui s’est bien sûr
produit, une fois de plus, mais dans des circonstances telles que les lézardes
existantes et le sous-dimensionnement ont provoqué un séisme si puissant qu’il
manqua de peu d’emporter tout le système. Interrogeons-nous : au lendemain de
cette séquence historique, dans quel domaine la France peut-elle bomber le
torse? Et où fut-elle vraiment forte et irréprochable, sinon par son obéissance
au confinement et à la reconnaissance – enfin – de ces « petites mains »
indispensables, sitôt oubliées? Certes, n’en rajoutons pas. Mais regardons
cruellement la réalité: nous vivons dans une illusion d’ancienne puissance.
Elle nous berce d’illusions, nous aveugle… jusqu’à un certain point. Désormais
allègrement franchi.
Lucide. L’autre jour, dans
un quotidien du soir, nous lisions cette incroyable analogie. «Une
image revient sans cesse pour résumer l’état d’esprit tricolore à la veille du
confinement: celle narrée dans l’Étrange Défaite, de Marc
Bloch. Dans cet essai paru en 1946 mais écrit en 1940, l’historien fondateur de
l’école des Annales y raconte à chaud comment les Français, persuadés d’avoir
la meilleure armée du monde, ont assisté effarés à son effondrement en
quelques semaines face à la Wehrmacht.» Propos exagérés, à l’évidence.
Sauf que le sentiment de vivre une sorte de déclassement proche de la débâcle
n’a rien d’une invention. Chacun, dorénavant, a pris conscience de l’extrême
vulnérabilité de notre organisation collective et de la matrice idéologique qui
nous gouverne. L’historien Marcel Gauchet, qui ne passe pas pour un gauchiste,
déclarait cette semaine: «Nous ne jouons plus dans la cour des grands.
Nous avons besoin d’un examen de conscience, d’un audit du pays, de ses failles
et de ses faiblesses.» Et il ajoutait: «Nous ne sommes pas en
1940, mais nous avons à réécrire quelque chose comme l’Étrange Défaite de
Marc Bloch. (…) Cette crise peut être l’occasion d’une épreuve de vérité. Les
Français vont devoir arrêter de se raconter des histoires, et regarder les
choses en face.» À quoi bon tenir le registre des cadavres,
direz-vous? Parce que le mal fleurit au quotidien, comme la rose en temps de
guerre est une banale rose de sang. Pour un autre là-bas, seul le regard lucide
porte l’à-venir accessible à la pensée.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire