Ce 10 janvier, l’exécutif doit
présenter sa réforme des retraites, après des semaines de « concertations » purement formelles avec les syndicats. Une habitude pour un pouvoir bien
décidé à museler les corps intermédiaires. Cyprien Boganda
C’est un
exploit dont il se serait peut-être passé: en un quinquennat, Emmanuel Macron
est parvenu à ressouder une unité syndicale pourtant chancelante il y a encore
quelques années. De la CGT à la CFE-CGC, en passant par la CFDT, tous les
responsables dénoncent d’une seule voix la future réforme des retraites, dont
les modalités devraient être annoncées le 10 janvier au terme d’un
vrai-faux suspense. Pour mémoire, il faut remonter à 2010 et à la réforme des
retraites de Nicolas Sarkozy pour retrouver un front syndical aussi large et
déterminé. La virulence d’un Laurent Berger (CFDT), pourtant peu coutumier des
sorties fracassantes, en dit long sur l’état du « dialogue social » dans notre pays après un quinquennat de rouleau compresseur
macroniste. Récit en quatre actes d’une guérilla antisyndicale.
Mars
2017 L’ouverture des hostilités
L’offensive de
charme n’aura duré qu’une poignée de minutes. Confortablement assis dans son QG
de campagne du 15e arrondissement parisien, en ce jour de mars 2017, le
candidat Macron reçoit un émissaire de la CFDT. Objectif de l’entretien: livrer
sa vision du dialogue social à quelques semaines du premier tour. Après les
précautions d’usage, le futur président sort l’artillerie lourde: « L’intérêt général (…), c’est le législateur qui le porte, et le président
de la République (…), parce qu’il est élu au suffrage universel. Quand on
demande aux syndicats de le porter, on les décale, ce n’est pas leur rôle. On a
demandé aux représentants des salariés et des employeurs de participer à la
fabrique de la loi et on leur a dit “faites de la politique”. Ce n’est pas leur
rôle. » Emmanuel
Macron conclut son envolée en annonçant sa volonté d’en finir avec « l’équilibre » défini en 1945, « pour rentrer au XXIe siècle ». Dans l’ordre social macroniste,
les places sont clairement attribuées: l’exécutif se charge seul des grandes
questions (assurance-chômage, retraites…), cantonnant les syndicalistes aux
rôles de négociateurs en entreprise.
« Cette mise à l’écart des corps intermédiaires procède à la fois d’une
vision idéologique et d’une volonté de toute-puissance, analyse aujourd’hui François Hommeril,
dirigeant de la CFE-CGC. Emmanuel Macron considère que, parce qu’il a
été élu, il a raison sur tout et peut décider de tous les sujets. Grosse
erreur. Ce qui a fait la force de notre pays, c’est la capacité concédée aux
corps intermédiaires d’intervenir dans la société en assumant leurs
responsabilités. »
Aussitôt arrivé
au pouvoir, le nouveau président passe de la théorie à la pratique, à travers
les « ordonnances Macron », adoptées au pas de charge dès septembre 2017, avec une ambition limpide : en Macronie, le droit du travail a moins
vocation de protéger collectivement les travailleurs que de sauvegarder la
compétitivité des entreprises. Les ordonnances contiennent plusieurs mesures,
dont le plafonnement des indemnités obtenues aux prud’hommes, la facilitation
des licenciements économiques dans les grands groupes, la primauté de l’accord
d’entreprise sur l’accord de branche, etc. « Pendant les discussions, le mépris pour les organisations de salariés était
clairement visible, se
souvient Fabrice Angéi, négociateur pour la CGT. Alors que les
concertations battaient leur plein, le pouvoir faisait fuiter le contenu du
projet déjà ficelé dans la presse ! »
2018-2020 Le
pari thatchérien
Le montage
photo occupe toute la une du magazine britannique The Week, ce
14 avril 2018. Sous le titre « La France a-t-elle trouvé son
Thatcher ? », on découvre un Emmanuel Macron coiffé du célèbre Brushing choucroute de la Dame de fer,
qui repousse les assauts de la CGT à grands coups de sac à main. Nous sommes
en pleine grève à la SNCF : les cheminots bataillent contre l’extinction de leur statut, sur fond de
mise en concurrence. En face, le pouvoir affiche une inflexibilité sans faille. L’analogie avec Margaret Thatcher, qui a écrasé les grandes grèves des mineurs de 1984-1985, est surtout symbolique. « Les comparaisons de ce type sont toujours des raccourcis, observe l’historien Stéphane Sirot. Mais
en l’occurrence, celle-ci n’est pas totalement dénuée de fondement : dans les deux cas, il s’agit de
briser un maillon fort du monde syndical. La SNCF est une entreprise où le taux
de syndicalisation est deux fois supérieur à la moyenne nationale, où la CGT
reste fortement implantée, aux côtés de SUD. Il y a bien une volonté de
domestication du syndicalisme chez Emmanuel Macron. »
Le chef de
l’État fera étalage de cette volonté lors du conflit sur les retraites, le plus
long depuis 1968, qui s’achèvera par un abandon du système par points, en
pleine pandémie. Les images de répression policière dans les cortèges se
multiplieront, signe du désir macroniste d’incarner « l’ordre » contre les semeurs de trouble, et de « réformer » le pays à tout prix… Philippe Martinez, secrétaire général de la CGT, n’a rencontré le chef de l’État qu’une fois en tête à tête, mais il a échangé avec lui au téléphone à plusieurs reprises. « C’est un charmeur, qui surjoue la complicité, mais cela relève plus de la
com que d’un intérêt réel pour son interlocuteur, analyse-t-il. Sa conception de
la politique est très élitiste : il y a ceux qui savent – ses conseillers et lui ; et ceux qui doivent écouter ceux qui savent. Dans sa vision du monde, les organisations
syndicales n’ont pas voix au chapitre. »
2019-2020 OPA
sur l’assurance-chômage
C’est un
démantèlement en règle, un « saccage par paliers », pour reprendre les mots d’un
négociateur syndical. À partir du printemps 2019, le chef de l’État s’est
attaqué à l’assurance-chômage avec une radicalité inédite, jouant sur tous les
paramètres à la fois – durcissement des conditions d’accès, diminution de la
durée d’indemnisation, baisse du montant des droits. Si l’assurance-chômage
attire à ce point les foudres macronistes, c’est qu’elle cristallise trois
obsessions présidentielles: le mythe libéral du chômage volontaire (selon
lequel les chômeurs n’ont que ce qu’ils méritent), la volonté d’en finir avec
le paritarisme et celle de limiter nos dépenses sociales. Le pouvoir cherche à
peser de tout son poids sur le pilotage du régime, géré en principe par les
syndicats et le patronat. « L’exécutif a inscrit dans la loi que
les règles d’indemnisation étaient désormais en fonction du taux de chômage
(plus le chômage baisse, moins les conditions d’indemnisation sont généreuses –
NDLR), peste Denis Gravouil,
responsable du dossier pour la CGT. Nous serons désormais obligés de
négocier dans ce cadre contraint. »
Pour le
syndicaliste, un épisode résume l’interventionnisme présidentiel. Il s’agit de
l’annonce surréaliste, faite juste avant Noël 2022, d’un nouveau tour de vis
affectant les chômeurs : selon ce projet de décret, en cas de baisse du chômage sous la barre des 6 %, leur durée d’indemnisation devait baisser de 40 %. Pour Denis Gravouil, le coup est parti
de tout en haut, c’est-à-dire de l’Élysée. « Nous avons de bonnes raisons de penser que le ministre du Travail, Olivier
Dussopt, s’est fait rattraper par la patrouille lors de la rédaction du
décret, assure-t-il. L’Élysée
considérait que, dans sa précédente version, le texte n’était pas assez dur,
d’où la volonté d’en rajouter une couche avec ces 40 % sortis de nulle part… » Face à la bronca, le pouvoir finira par
faire machine arrière… de manière temporaire, au moins.
Automne
2022 La mascarade des concertations retraite
Si jamais
quelqu’un s’avisait de rédiger une encyclopédie du macronisme, le mot aurait
toute sa place à la lettre « c », entre « col roulé » et « CNR » : les « concertations » entre partenaires sociaux, l’Élysée, les met en scène et les accommode à toutes les sauces. L’usage de ce mot n’a rien d’anodin, pointe Stéphane Sirot: « Le pouvoir politique fait bien le distinguo entre le terme de
“concertation”, qu’il privilégie, et le terme de “négociation”, qu’il n’utilise
plus. Or une négociation suppose que vous réunissiez des acteurs sociaux autour
d’une table, pour construire un compromis après discussion. La concertation,
c’est autre chose, c’est surtout de la mise en scène médiatique. »
Les cycles de
« concertation » qui se sont déroulés à Matignon avec les syndicats et le patronat, à
partir d’octobre 2022, n’ont pas débouché sur grand-chose puisque tout était
déjà plus ou moins ficelé. « Il y a eu trois cycles de
discussions, retrace Michel
Beaugas, négociateur pour FO. Des réunions entre gens polis, mais d’accord
sur rien, à commencer par le constat. La première réunion était assez
formidable : ils ont passé leur temps à tenter de nous faire avaler leur discours, sur le mode : “Nous sommes bien d’accord, hein, le régime va être déficitaire ?” Mais ce n’est pas du tout notre interprétation ! Le COR (Conseil d’orientation des retraites) montre un léger déficit, tout à fait soutenable. »
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