Le cinéaste suisse est mort à l’âge de 91 ans
a-t-on appris le mardi 13 septembre. Depuis « A bout de souffle » en
1960 et ses débuts avec la Nouvelle vague, il avait inventé une nouvelle
manière de filmer, géniale et parfois clivante.
Dans un long article de fond titré « Qu’est-ce que l’art, Jean Luc Godard ? », paru en septembre 1965 dans les Lettres Françaises, Louis Aragon affirme à, propos du film « Pierrot le fou » : « Le cinéma, pour moi, cela a été d’abord Charlot, puis Renoir, Bunuel, et c’est aujourd’hui Godard ».
Après avoir énuméré défauts et tics exaspérants du
cinéaste, il poursuit, avec le langage de la passion : « je ne voyais
qu’une chose, une seule, c’est que c’était beau ». D’une beauté surhumaine. Physique jusque dans l’âme et l’imagination » (…) « Je pense de
ce film qu’il est constamment d’une beauté sublime ». Il ne me reste dans la mémoire que cette phrase de Garcia Lorca que Godard a
mise dans la bouche de Pierrot : « Je ne peux pas voir le sang ». « Tout le film
poursuit-il, n’est que cet immense sanglot de ne pouvoir, de ne pas
supporter voir et de répandre, de
devoir répandre le sang. Un sang, selon la palette de
Delacroix, « garance, écarlate, vermillon, carmin, que sais-je ? » Et dire qu’Aragon n’aimait pas les adjectifs !
L’écrivain ébloui, envoûté, grossit la cohorte des
fans qui, atteints parfois d’un certain sectarisme, ne jurent plus que par ce
cinéma qui, fracturant la cinéphilie en s’attirant autant d’injures que de
louanges, s’avère un cinéma d’auteur tout en étant un cinéma populaire.
Le scandale prend forme cinq ans plus tôt, lorsqu’en
1960, « À Bout De souffle » fait un
carton. Premier long métrage.
Premier film culte. Deux millions d’entrées au box-office. Ours d’argent à Berlin. Avec cette romance mettant aux prises un juvénile truand amoureux (Belmondo) et une ingénue américaine
(Jean Seberg), Godard entre d’emblée dans l’histoire du cinéma, comme Orson
Welles avant lui, avec « Citizen Kane » !
À l’époque, son nom n’est connu que de quelques
aficionados du Septième Art, lecteurs de ses critiques dans la revue à
couverture jaune des Cahiers du Cinéma, dirigée par André Bazin. On ignore tout
de ce fils de famille franco-suisse né en 1930 à Paris, grandi sur les rives du
lac de Genève, passé par la Sorbonne, où il a étudié l’anthropologie, avant de
voyager en Amérique du Sud et de réaliser quelques courts métrages, dont, en
1957, « Tous les garçons s’appellent
Patrick ».
Le film a été tourné avec les chutes de la pellicule
du « Beau Serge » de Claude
Chabrol, alors considéré comme le précurseur de la Nouvelle Vague, mouvement, que le critique Georges Sadoul,
lui, fait remonter à 1954 et au film d’Agnès Varda « La pointe
courte », mais dont
on peut aussi créditer
Jacques Rivette et son « Coup du berger » (1956), Jacques Rosier et « Blue Jeans » (1958) sans
compter « Les amants » de Louis Malle, la même année et « Les 400 coups » de Truffaut, Palme d’or en 1959 au festival de Cannes.
Premier glissement sémantique
La première fois qu’apparaît le terme de nouvelle
vague, il n’est pas question de cinéma, mais de la désignation, dans le cadre
d’une enquête sur les jeunes, d’une relève générationnelle à propos de laquelle
l’hebdomadaire « L’Express » titre, en
1957, « la nouvelle
vague arrive ». Il faut attendre 1958 pour que l’expression passe de la sociologie au
cinéma sous la plume de Pierre Billard dans la revue « Cinéma 58 ».
La Nouvelle Vague n’arrive pas, en France, par hasard.
Elle est une conséquence de la crise que traversent, alors, des studios
français dont la production, jugée académique, pompeuse, ringarde, est
bousculée par l’invasion hollywoodienne.
L’arrivée de films tels « La bataille
du rail » de René Clément, « Les
tricheurs » de Marcel Carné, « Le salaire
de la peur » d’Henri Georges Clouzot, qui tranchent avec le cinéma
pépère d’Yves Allégret ou Claude Autant-Lara, montrent la voie d’un renouveau,
mais n’inversent pas la tendance. L’effervescence artistique et les changements
sociaux profonds qui s’opèrent en France depuis la fin de la deuxième guerre
mondiale ne passent pas encore l’écran. Une pépinière d’électrons libres qui
ont formé leur œil à la cinémathèque en voyant du Murnau, du Hitchkock, du
Rossellini, mais qui se sont aussi biberonnés aux westerns américains, vont
s’en charger. Et comment !
Des instantanés de l’époque
Leurs films, pleins de garçons aux idées noires et de
filles solaires dont les histoires d’amour finissent mal, sont des instantanés
d’une époque dont ils sont, politiquement, très partie prenante. Ainsi, « Le petit
soldat », sorti sur
les écrans en 1960, alors que les filles appréhendent que leur frère ou leur petit ami partent du jour au lendemain combattre en Algérie sans avoir eu le temps d’aimer, dresse un acte d’accusation saignant de la torture, pratiquée au bled par la France. Sorti
la même année qu’« À bout de souffle », le film le paiera très cher. Il sera interdit par la censure française jusqu’en1963 !
Subversif, bagarreur, Godard n’a pas froid aux yeux.
Il s’en prend aussi bien aux sales guerres colonialistes, au bourbier
vietnamien et à l’impérialisme américain qu’à la société du spectacle, aux
turpitudes politico-financières de l’affaire Ben Barka. Il met aussi bien en
scène « La Chinoise », film
inachevé sur une étudiante de Nanterre transformant
l’appartement de ses parents bourgeois en cellule de réflexion maoïste, que les
Rolling Stones, dans « Sympathy for the devil » qui est moins un documentaire musical qu’une réflexion
socio-politique sur fond de mai 68. Un mai 68 où, aux côtés des grévistes, il
se montre décisif dans l’arrêt du festival de Cannes…
Une nouvelle grammaire
La décennie 60-70 a vu ses films inspirés se
bousculer, leurs sorties se chevauchant à toute allure. Qu’il se frotte au
polar, à l’espionnage, au mélodrame, à la comédie musicale, à la
science-fiction, au réalisme poétique, les films de Godard plongent dans le cambouis
de ce qui fait rage dans le monde. Sa matière est pétrie de ce désordre. Rien
de tel que pareil chaos pour expérimenter : une forme insurgée vient se glisser à l’intérieur du
contenu, en adéquation avec un propos rebelle. C’est de la dynamite !
Sa volonté de transformer le cinéma est flagrante dès
« A bout de
souffle » tourné avec un budget étriqué, au jour le jour, à même la rue, sa réalité sonore envahissant l’espace consacré à l’image. Ce
film est renversant tant il rompt avec tous les codes de l’époque. Film étendard, il expérimente la liberté
qu’offre la petite caméra légère Caméflex et la sensation de réel qu’apporte
une pellicule ultrasensible, d’ordinaire réservée à la photographie.
Comme les autres films-manifeste qui suivront, il
édicte les règles d’une nouvelle grammaire. Celle-ci privilégie décor et
éclairage naturels, absence de maquillage, tournage caméra à l’épaule, montage
nerveux, déconstruit, plein de ruptures de rythme, d‘arrêts sur image, de voix
off, de décalages entre image et son.
Godard disait vouloir filmer comme le peintre peint ou
le musicien compose.
IL A PULVÉRISÉ LE SYSTÈME. IL A FICHU LA PAGAILLE DANS LE CINÉMA AINSI QUE
L’A FAIT PICASSO DANS LA PEINTURE » FRANÇOIS TRUFFAUT
Et sans doute y a-t-il effectivement quelque chose du
génie de Picasso dans ce cinéma qui est un geste faisant jaillir la vie et
rendant lumineux le fait que penser, c’est voir et faire voir.
Plein de citations de poètes, de livres lus à haute
voix ou pas, de tableaux, de typographie à regarder comme les dessins du grand
Pierre Reverdy, inondent tous les plans d’un cinéma qui n’est pas intellectuel.
Interdit aux moins de 18 ans, il est pourtant vu en quelques semaines par
des millions de spectateurs qui deviennent accros.
Que s’est-il passé pour que s’opère pareille
connivence avec le public ? La vie déborde de l’écran, la sensation d’exister, d’être jeune, moderne,
insolent, désirable, d’avoir le pouvoir de changer l’ordre du monde est
irrésistible et contagieuse en ces années où couve mai 68. Et Godard, avec ses
plans qui sentent la vérité, ses émotions qui prennent couleurs, les regards
camera de ses jeunes acteurs pas encore célèbres qui nous prennent à témoin,
émancipe le spectateur, lequel se sent actif et trouve une instance de
conscience à laquelle s’identifier. « Nous sommes tous des Pierrot le Fou » se dit-il.
Comment Godard s’y prend-il ? Surtout
pas en cherchant à reproduire
la réalité, en imitant
le réel à coup de
plausible, de vraisemblable. Non ! Mais
en postulant que le film fait partie du réel, oui ! Le
philosophe Gilles Deleuze dit : « il invente un faire faux qui devient le signe d’un
nouveau réalisme par opposition au faire vrai de l’ancien ». Il évoque cette façon qu’il a de faire se manifester la réalité, laquelle n’est pas très éloignée de celle
dont usaient les Surréalistes pour
la révéler à partir du banal, du quotidien.
montage, mon beau souci
Son secret, c’est l’importance accordée au montage. En
1956, il avance, dans « Montage, mon beau souci » : « si mettre en
scène est un regard, monter est un battement de cœur ». Loin de réduire le montage au seul raccord des images garantissant la continuité du
récit filmique, il l’appréhende comme une opération complexe d’agencement, un
rapprochement, un grand art de la composition, un immense collage, qui permet
de voir intensément le sensible et de le partager.
Godard explique qu’assis à sa table de montage, il
visionne d’abord des images sans son. Puis il fait passer le son sans les
images. C’est alors seulement qu’il joint les deux, comme ils ont été tournés.
Mais tout est encore possible : adjoindre une autre scène a un son ou remplacer un dialogue par des aboiements ou… une sonate.
L’aventure Dziga Vertov
En octobre 1967, à la fin du dernier jour de tournage
de « Week-end », Jean-Luc
Godard réunit dans son appartement les techniciens de son équipe rapprochée : le chef
opérateur Raoul Coutard, la scripte Suzanne Schiffman et la monteuse Agnès
Guillemot. Il leur conseille de chercher du travail ailleurs, ajoutant que pour
sa part il désire « arrêter pendant
quelques temps de faire du cinéma ».
Godard, qui déclarait alors : « j’ai réalisé treize films et j’ai l’impression que je viens juste d’ouvrir les yeux sur le monde », rompt, ce
jour-là, avec les films de la grande distribution. Et le voilà qui, avec son camarade Jean- Pierre Gorin, crée l’éphémère groupe
Dziga Vertov, du nom d’un excellent cinéaste soviétique contemporain
d’Eisenstein, considéré par lui comme marxiste parce que, par des films qui ont
transformé le cinéma, il a contribué à la révolution.
Dès lors, son nom quitte le haut de l’affiche, il se
dissout dans ce collectif hyperproductif qui signe une vingtaine de films
tournés en 16 mmm. Souvent des ciné-tracts destinés à la classe ouvrière et que
s’arrachent ses fans cinéphiles, bientôt adeptes de ses « Histoires du
cinéma », sorte d’échographie de l’histoire et
du 7° art, de la caverne platonicienne à la société du spectacle. Il devient « l’ermite taciturne de Rolle » et l’homme d’une seule femme, sa compagne de travail Anne-Marie Miéville.
« Moineau chamailleur » chez les éclaireurs, Godard le punk, le bagarreur l’un de ceux qui ont permis à André
Malraux de créer le concept d’exception culturelle française, s’en est allé
avec tous ses mystères. « Il est le seul à filmer comme il respire, et c’est lui qui respire le mieux » disait de lui François Truffaut…
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