lundi 4 juillet 2022

En Algérie, un désir intact de libération. (Rosa Moussaoui)



Commémorations À l’occasion du 60e anniversaire de l’indépendance, le président Abdelmadjid Tebboune appelle le peuple algérien à «resserrer les rangs»Rhétorique chauvine, pour tenter de contenir la froide colère nourrie par les difficultés économiques.

Il faut des trésors de prévoyance et d’ingéniosité pour organiser la vie sans eau. Dans son appartement d’un vieil immeuble haussmannien décati du centre ­d’Alger, Soraya surveille avec fébrilité le niveau de sa citerne hasardeusement suspendue au-dessus de la cour intérieure. Un réseau de tuyaux de sa confection vient alimenter cuisine et salles d’eau, les jours d’asphyxie sèche. «Lan dernier, le quartier est resté privé deau pendant vingt jours, à cause dune fuite sur le réseau, vétuste. Il a fallu harceler la Société des eaux et de lassainissement dAlger pour quils se décident à entreprendre des travaux», grince cette retraitée. Les coupures d’eau deviennent, l’été venu, la hantise des Algériens. Plus aucune zone n’est épargnée: à Ain Benian, dans la banlieue ouest dAlger, malgré la mise en service récente dune station de dessalement deau de mer, elles n’ont jamais cessé. De quoi compliquer encore un quotidien épuisant, cousu de contraintes.

«La vie est devenue inabordable. Il arrive que le kilo de pommes de terre dépasse les 180 dinars (1,20 euro), alors que le salaire minimum plafonne à 20000 dinars (130 euros). La viande, les œufs, le poisson sont devenus inabordables», ­détaille Soraya. Dans le morne ennui d’un vendredi grisâtre, la ville est plongée dans le silence que déchirent, seuls, les appels à la prière. Les Algérois se surprennent à regretter la joie contestataire qui déferlait jusqu’en 2020, chaque fin de semaine, le long de la rue Didouche-Mourad, sur le front de mer, et, depuis Belcourt, jusqu’à la place du 1er-Mai. Soraya en est nostalgique. «Maintenant, tu bouges une oreille, tu vas en prison. On n’a plus aucune liberté. Pour un post Facebook, on te met en taule», soupire-t-elle. Sa fille Célia, une trentaine d’années, a achevé depuis longtemps ses études; elle na ­jamais trouvé de travail. Elle aussi rêve de voir les marches reprendre. « Je ne sais pas si le retour du hirak serait utile, mais je ne peux pas imaginer que les gens se résignent encore longtemps, sourit-elle . Les gens avaient brisé le mur de la peur, c’était le premier pas, le plus important, après vingt ans d’interdiction de manifester. On nous a endormis avec la pandémie de Covid. Mais quand on fait trop subir aux Algériens, ils finissent par exploser.»

Dans ce marasme, les célébrations du 60e anniversaire de l’indépendance prennent des airs de rituel monotone, loin de la fervente et populaire réappropriation du combat d’indépendance par les jeunes marcheurs du hirak. Le récit officiel tient à reprendre le dessus, avec sa langue figée, ses vieux carcans: parade militaire, diffusion dune nouvelle pièce de monnaie, spectacle épique. Et c’est dans la revue de l’armée, El Djeich, que le président Abdelmadjid Tebboune a choisi de s’exprimer, pour appeler le peuple algérien, dans un contexte de fortes tensions globales et régionales, «à se rassembler, à resserrer les rangs et à unifier le front interne, en vue de remporter la bataille du renouveau». L’occasion de défendre son bilan avec la même grandiloquence compassée: depuis plus de deux ans, selon lui, lAlgérie «sest résolument engagée dans une démarche de redressement global», reposant sur des «actions mesurées et minutieusement réfléchies, en vue de rétablir la crédibilité des institutions de l’État et la confiance du peuple envers elles pour pouvoir, ainsi, relever les défis sur les plans économique et social».

«Ils ont réussi à réinstaurer la peur»

En fait de «redressement», Amel Atmane, militante associative, dit suffoquer dans une «atmosphère étouffante». Comme femme d’abord: «Nous accédons en masse à l’éducation, aux études, ça nous aide à nous émanciper, à respirer, c’est vrai. Mais on est toujours sous le Code de la famille. Même s’il a été amendé, on reste des mineures à vie. On a beau être juge, médecin, ministre, on reste sous la tutelle d’un père, d’un frère, d’un mari, d’un oncle.» Cette quadragénaire, titulaire d’une licence d’anglais, est au chômage. «L e marché du travail est verrouillé. On ne trouve pas de boulot. Le pouvoir d’achat s’est effondré, on n’arrive pas à boucler les fins de mois. Sur le plan social, on régresse», résume-t-elle.

Bedira Lesbet, militante du réseau Wassila, une coalition d’associations luttant contre les violences faites aux femmes et aux enfants, estime que cette «régression ne date pas daujourdhui»: «Le hirak la mise en évidence.» «Ils ont réussi à réinstaurer la peur, mais ça va reprendre. Le refus est entré dans la tête des gens, remarque-t-elle. Le pouvoir est là, il est fort, il est machiavélique, mais il a vacillé, il a eu peur. On ne voulait pas juste la démission de Bouteflika, mais le changement de fond en comble.»

Ce désir de transformation, d’égalité, de justice sociale et de démocratie n’a pas jailli de nulle part: il irrigue lhistoire révolutionnaire du peuple algérien. Pour Fadila Chitour-Boumendjel, nièce de l’avocat Ali Boumendjel assassiné en 1957 par ses tortionnaires français, il est inextinguible. «La crise, à lindépendance, entre les maquisards de lintérieur et l’état-major rentré de Tunisie et du Maroc avec des tanks na jamais été expliquée. Le pouvoir, d’emblée, était illégitime, expose-t-elle. Ils ont eu besoin d’instrumentaliser la langue, la religion et l’histoire pour se bâtir une légitimité. Le mérite du hirak a été de faire renaître de leurs cendres les vrais acteurs de la guerre de libération. On a osé dire à la face du pouvoir: vous n’êtes pas légitimes, on en a déboulonné un.»

«Il y a une impasse existentielle et politique»

Le reflux du mouvement populaire, l’incarcération de dizaines d’opposants, l’instrumentalisation continue d’une rhétorique chauvine et la pérennité d’un système rentier traitant la question sociale par saupoudrage au gré de la fluctuation des cours des hydrocarbures brossent pourtant le tableau d’un pays bloqué. «Il y a une impasse existentielle et politique qui obscurcit lhorizon dune jeunesse instruite, déplore un syndicaliste de Khenchela. Ça crée des dynamiques d’implosion, mais sans projet de société clair, c’est dangereux. On a déjà vécu ça dans les années 1990, c’est encore vrai aujourd’hui, dans un contexte et des termes différents.»

Le risque est d’autant plus sérieux qu’avec un camp démocratique divisé, affaibli, désorganisé, les islamistes consolident leur influence, prêts à se poser comme seule alternative. Côté jardin, Abderrazak Makri, le président du MSP (ex-Hamas), engagé dans un pas de deux avec le pouvoir, prêche à l’occasion du 60e anniversaire de l’indépendance «le consensus national et la renaissance civilisationnelle». Côté cour, les barbus veulent interdire dans l’espace public… la dégustation des glaces par les femmes, jugée «indécente».

Tomber de Charybde en Scylla, encore? Yacine Teguia, ­figure de la gauche et producteur de cinéma, veut croire que le peuple algérien peut sortir de cette double impasse. «Ce nest pas le passé qui pose problème, cest le futur. On veut nous faire croire quon est dans un tunnel. Mais on en est sortis, résume-t-il. La question est quelle direction prendre maintenant? Le pouvoir fait le pari de désespérer les gens, mais notre élan de libération dégagera forcément des horizons nouveaux.»

 

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