Commémorations À l’occasion du
60e anniversaire de l’indépendance, le président Abdelmadjid Tebboune
appelle le peuple algérien à « resserrer les rangs ». Rhétorique chauvine, pour tenter de contenir la froide colère nourrie par
les difficultés économiques.
Il faut des trésors de prévoyance et d’ingéniosité
pour organiser la vie sans eau. Dans son appartement d’un vieil immeuble
haussmannien décati du centre d’Alger, Soraya surveille avec fébrilité le
niveau de sa citerne hasardeusement suspendue au-dessus de la cour intérieure.
Un réseau de tuyaux de sa confection vient alimenter cuisine et salles d’eau,
les jours d’asphyxie sèche. « L’an dernier, le quartier est resté privé d’eau pendant vingt jours, à cause d’une fuite sur le réseau, vétuste. Il a fallu harceler la Société des eaux et de l’assainissement d’Alger pour qu’ils se décident à entreprendre des travaux », grince
cette retraitée. Les coupures d’eau deviennent, l’été venu, la hantise des
Algériens. Plus aucune zone n’est épargnée : à Ain Benian,
dans la banlieue ouest d’Alger, malgré la mise en service récente d’une station de dessalement d’eau de mer, elles n’ont jamais cessé. De quoi
compliquer encore un quotidien épuisant, cousu de contraintes.
« La vie est devenue inabordable. Il arrive que le kilo
de pommes de terre dépasse les 180 dinars (1,20 euro), alors que le salaire minimum plafonne à 20 000 dinars (130 euros). La viande, les œufs, le
poisson sont devenus inabordables », détaille Soraya. Dans le morne ennui d’un vendredi
grisâtre, la ville est plongée dans le silence que déchirent, seuls, les appels
à la prière. Les Algérois se surprennent à regretter la joie contestataire qui
déferlait jusqu’en 2020, chaque fin de semaine, le long de la rue
Didouche-Mourad, sur le front de mer, et, depuis Belcourt, jusqu’à la place du
1er-Mai. Soraya en est nostalgique. « Maintenant, tu bouges une oreille, tu vas en prison. On n’a plus aucune
liberté. Pour un post Facebook, on te met en taule », soupire-t-elle. Sa fille Célia, une trentaine d’années, a achevé depuis
longtemps ses études ; elle n’a jamais trouvé de travail.
Elle aussi rêve de voir les marches reprendre. « Je
ne sais pas si le retour du hirak serait utile, mais je ne peux pas imaginer
que les gens se résignent encore longtemps, sourit-elle . Les
gens avaient brisé le mur de la peur, c’était le premier pas, le plus
important, après vingt ans d’interdiction de manifester. On nous a endormis
avec la pandémie de Covid. Mais quand on fait trop subir aux Algériens, ils
finissent par exploser. »
Dans ce marasme, les célébrations du
60e anniversaire de l’indépendance prennent des airs de rituel monotone,
loin de la fervente et populaire réappropriation du combat d’indépendance par
les jeunes marcheurs du hirak. Le récit officiel tient à reprendre le dessus,
avec sa langue figée, ses vieux carcans : parade militaire, diffusion d’une nouvelle pièce de monnaie, spectacle épique. Et c’est dans la revue de l’armée, El
Djeich, que le président Abdelmadjid Tebboune a choisi de s’exprimer, pour
appeler le peuple algérien, dans un contexte de fortes tensions globales
et régionales, « à se rassembler, à resserrer les rangs et à unifier le front interne, en vue de remporter la bataille du renouveau ». L’occasion de défendre son
bilan avec la même grandiloquence compassée : depuis plus de deux ans, selon lui, l’Algérie « s’est résolument engagée dans une démarche de redressement global », reposant sur des « actions mesurées et minutieusement réfléchies, en vue de rétablir la crédibilité des institutions de l’État et la confiance du peuple envers elles pour pouvoir, ainsi, relever les
défis sur les plans économique et social ».
« Ils ont réussi à réinstaurer la peur »
En fait de « redressement », Amel Atmane, militante associative, dit suffoquer
dans une « atmosphère étouffante ». Comme femme d’abord : « Nous accédons en masse à l’éducation, aux études, ça nous
aide à nous émanciper, à respirer, c’est vrai. Mais on est toujours sous le
Code de la famille. Même s’il a été amendé, on reste des mineures à vie. On a
beau être juge, médecin, ministre, on reste sous la tutelle d’un père, d’un
frère, d’un mari, d’un oncle. » Cette quadragénaire, titulaire d’une licence
d’anglais, est au chômage. « L e
marché du travail est verrouillé. On ne trouve pas de boulot. Le pouvoir
d’achat s’est effondré, on n’arrive pas à boucler les fins de mois. Sur le plan
social, on régresse », résume-t-elle.
Bedira Lesbet, militante du réseau Wassila, une
coalition d’associations luttant contre les violences faites aux femmes et aux
enfants, estime que cette « régression ne date pas d’aujourd’hui » : « Le hirak l’a mise en évidence. » « Ils ont réussi à réinstaurer la peur, mais ça va reprendre. Le refus est entré dans la tête des gens, remarque-t-elle. Le pouvoir est là, il est fort, il est
machiavélique, mais il a vacillé, il a eu peur. On ne voulait pas juste la
démission de Bouteflika, mais le changement de fond en comble. »
Ce désir de transformation, d’égalité, de justice
sociale et de démocratie n’a pas jailli de nulle part : il irrigue
l’histoire révolutionnaire du peuple algérien. Pour
Fadila Chitour-Boumendjel, nièce de l’avocat Ali Boumendjel assassiné en 1957
par ses tortionnaires français, il est inextinguible. « La crise, à l’indépendance, entre les maquisards de l’intérieur et l’état-major rentré de Tunisie et du Maroc avec des tanks n’a jamais été expliquée. Le pouvoir, d’emblée, était illégitime, expose-t-elle. Ils ont eu besoin
d’instrumentaliser la langue, la religion et l’histoire pour se bâtir une
légitimité. Le mérite du hirak a été de faire renaître de leurs cendres les
vrais acteurs de la guerre de libération. On a osé dire à la face du pouvoir : vous n’êtes pas légitimes, on en a déboulonné un. »
« Il y a une impasse existentielle et
politique »
Le reflux du mouvement populaire, l’incarcération de
dizaines d’opposants, l’instrumentalisation continue d’une rhétorique chauvine
et la pérennité d’un système rentier traitant la question sociale par
saupoudrage au gré de la fluctuation des cours des hydrocarbures brossent
pourtant le tableau d’un pays bloqué. « Il y a une impasse existentielle et politique qui obscurcit l’horizon d’une jeunesse instruite, déplore
un syndicaliste de Khenchela. Ça crée des dynamiques d’implosion, mais
sans projet de société clair, c’est dangereux. On a déjà vécu ça dans les
années 1990, c’est encore vrai aujourd’hui, dans un contexte et des termes
différents. »
Le risque est d’autant plus sérieux qu’avec un camp
démocratique divisé, affaibli, désorganisé, les islamistes consolident leur
influence, prêts à se poser comme seule alternative. Côté jardin, Abderrazak
Makri, le président du MSP (ex-Hamas), engagé dans un pas de deux avec le
pouvoir, prêche à l’occasion du 60e anniversaire de l’indépendance « le consensus national et la renaissance civilisationnelle ». Côté cour, les barbus veulent interdire dans l’espace public… la
dégustation des glaces par les femmes, jugée « indécente ».
Tomber de Charybde en Scylla, encore ? Yacine
Teguia, figure de la gauche et producteur de cinéma, veut croire que le peuple
algérien peut sortir de cette double impasse. « Ce n’est pas le passé qui pose problème, c’est le futur. On veut nous faire croire qu’on est dans un tunnel. Mais on en est sortis, résume-t-il. La question est quelle
direction prendre maintenant ? Le pouvoir fait le pari de désespérer les gens, mais notre élan de libération dégagera forcément des horizons nouveaux. »
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