mardi 1 mars 2022

Comment l’Europe est devenue actrice du conflit.

 


Guerre en Ukraine En décidant de livrer des armes à Kiev, l’Union européenne change la donne de cette guerre. Moscou l’interprétera comme la validation de sa thèse sur une confrontation directe avec l’Occident.

Christophe Deroubaix

Le temps défile à la vitesse de l’éclair. Il ne s’est déroulé que sept jours depuis le discours-fleuve de Vladimir Poutine dans lequel il estimait que l’Ukraine fait partie de l’espace russe. Cinq jours ont passé seulement depuis le déclenchement de l’opération militaire. Et, désormais, l’Europe, considérée comme un géant économique mais un nain politique, a décidé de s’ériger en puissance diplomatico-militaire.

1/. Le tournant de l’UE est-il historique?

Il n’a donc fallu que quelques heures et déclarations pour que l’Union européenne devienne une actrice de la guerre en Ukraine. Ursula von der Leyen, présidente de la Commission européenne, et les États membres ont pris des décisions qui sonnent comme autant de précédents entre livraison d’armes à l’Ukraine et interdiction de médias russes. Moscou ne pourra les analyser autrement qu’à travers les propres mots du président ukrainien, Volodymyr Zelensky, qui y voit la formation d’une «coalition anti-guerre». Alors que la question de l’Otan se trouvait au centre de la conflictualité russo-ukrainienne, l’organisation atlantiste joue, pour l’instant, les seconds rôles, laissant l’Union européenne en premièreligne, un fait inédit dans lhistoire de linstitution. Même Joe Biden, qui prononcera ce mardi soir le traditionnel discours sur l’état de l’Union, s’inscrit en retrait – certes léger. Le président américain voit forcément d’un œil favorable l’implication des Européens, permettant à Washington de demeurer à la manœuvre sans apparaître comme le chef d’orchestre. L’agression russe a redonné vie à l’Otan, subitement sortie de sa «mort cérébrale» (pour reprendre la formule d’Emmanuel Macron), tandis que le Vieux Continent consent à assumer une part grandissante du fardeau financier. Décision impensable, il y a quelques semaines: le chancelier allemand, Olaf Scholz, a annoncé un budget de 100 milliards deuros pour moderniser larmée allemande et une augmentation du budget de la défense à plus de 2 % du PIB,soit au-delà de la quote-part exigée par Donald Trump lorsqu’il était président. Volodymyr Zelensky a saisi la portée de ce tournant et abattu, lundi matin, une nouvelle carte: «Nous nous adressons à l’UE en ce qui concerne une intégration sans délai de l’Ukraine via une nouvelle procédure spéciale. Je suis sûr que c’est juste. Je suis sûr que c’est possible.» La veille, Ursula von der Leyen avait ouvert une brèche, si ce n’est une boîte de Pandore: «À long terme, ils sont avec nous, en fait. Ils sont des nôtres et nous les voulons avec nous.» S’il y a une subtilité temporelle (« à long terme»), la référence à une appartenance de fait (« ils sont des nôtres»), le message adressé à Moscou est clair.

Mais, même lointaine, cette perspective divise. Il y a « différentes opinions et sensibilités», a reconnu Charles Michel, le président du Conseil européen, dans un langage fort diplomatique pour dire que certains des États membres y sont opposés. Ursula von der Leyen aurait-elle parlé trop vite? Ou a-t-elle tenté de placer les États membres, dont lunanimité est requise, devant le fait accompli? Son porte-parole a tenté, lundi, de clarifier les propos de la présidente, sans tout à fait y réussir, soulignant quelle avait «exprimé son point de vue en tant que présidente de la Commission», tout en reconnaissant que «ce nest pas elle seule qui décide». Si la question de l’adhésion divise encore, celle de la livraison d’armes apparaît en revanche consensuelle.

Il s’agit en la matière d’un «tournant historique», revendiqué comme tel par la présidente de la Commission européenne. L’UE financera la livraison à l’Ukraine de matériel militaire, mais aussi de carburant, d’équipements de protection et de fournitures médicales. Bruxelles a d’ores et déjà annoncé le déblocage de 450 millions d’euros. Ici aussi, les questions viennent en rafale: à qui lUE achètera-t-elle ces armes et équipements? Et surtout: comment les livrera-t-elle? Par une sorte de «pont aérien», mettant dès lors les avions à proximité directe de laviation militaire russe, dont la domination du ciel ukrainien ne semble pas contestée? Par voie terrestre, en traversant des frontières de pays membres de lUE (Pologne et Roumanie) et de lUkraine?

Dans la confrontation désormais assumée avec la Russie, l’UE a également franchi un cran en annonçant l’interdiction des médias pro-Russes Russia Today (RT) et Sputnik au sein de l’UE afin de lutter contre «la désinformation orchestrée par Moscou.» «Poutine ne veut pas seulement conquérir le terrain, il veut aussi conquérir les esprits, a justifié le chef de la diplomatie européenne, Josep Borrell. En coupant Russia Today et Sputnik dans l’UE, nous coupons la tête du serpent. » Cette décision soulève un certain nombre de questions légales.

L’autorisation de diffusion de Russia Today fait l’objet d’une convention signée (comme pour toutes les autres chaînes) entre la chaîne et l’autorité de régulation (Arcom, ex-CSA). Dans le cahier des charges, et selon l’article Ier de la loi de 1986 sur la liberté de la communication, elle doit respecter «le caractère pluraliste des courants de pensée et d’opinion», mais aussi – et c’est peut-être une «porte dentrée» juridique qui jouera en sa défaveur assurer «la sauvegarde de lordre public» et «les besoins de la défense nationale».

2/. Les sanctions sont- elles efficaces?

Avant le virage stratégique de l’UE, les sanctions constituaient l’arme unique de représailles. Rapidement décidées par les Occidentaux après le déclenchement de l’intervention militaire en Ukraine, elles s’avèrent déjà «lourdes» et «problématiques», comme l’a reconnu un porte-parole du Kremlin, même s’il a assuré que la Russie avait «les capacités nécessaires pour compenser les dégâts». Et pourtant… Lundi, la Banque de Russie a dû relever très fortement son taux directeur, de 10,5 points, à 20 %, alors que l’inflation flambait déjà avant les sanctions. Le rouble s’est aussi effondré face au dollar et à l’euro à l’ouverture des marchés, atteignant des records de faiblesse. À l’issue d’un conseil de défense, la France a d’ailleurs décidé, hier, de renforcer les sanctions: retrait des Russes de Swift et gel des avoirs de la Banque centrale russe.

Sur un plan plus symbolique, mais pas forcément secondaire tant il est vecteur desoft power, lisolement de la Russie sur la scène internationale sportive devient presque total. Le «prix» à payer par Moscou finira-t-il par peser dans les choix politiques du Kremlin?

3/. Que peut-on attendre de ces pourparlers?

Une réponse lapidaire tiendrait en quelques mots (peu de chose), voire un seul (rien). Les délégations des deux pays se sont retrouvées, hier matin, dans un lieu tenu secret en Biélorussie, alors que les combats se poursuivaient à la fois autour de Kiev, de Marioupol et dans le Donbass. L’Ukraine exige justement un cessez-le-feu «immédiat», ainsi que le retrait des troupes russes de son territoire.

La Russie refuse de dévoiler ses positions, mais on voit mal comment elles ne pourraient pas être en ligne avec les objectifs de Vladimir Poutine de «démilitariser» et «dénazifier» l’Ukraine, alors que Kiev est accusé par Moscou d’orchestrer un «génocide» de russophones dans la partie orientale du pays. La partie russe reste évasive sur le «mode opératoire» de cette démilitarisation: partition du pays, installation dun régime fantoche, «traité» bilatéral?

Cette première prise de contact intervient au Bélarus, au lendemain d’un référendum qui élimine l’obligation pour cette ex-République soviétique de rester une «zone sans nucléaire», créant une situation que Josep Borrell a qualifiée de «très dangereuse».

Allié de Moscou, Minsk peut désormais décider d’accueillir des armes nucléaires sur son territoire. Le président russe Vladimir Poutine a mis dès dimanche les forces nucléaires de son pays en alerte, quelques jours après que Jean-Yves Le Drian, ministre français des Affaires étrangères, eut lui-même rappelé que l’Otan est une «alliance nucléaire». Jamais, sans doute, depuis la crise des missiles à Cuba en 1962, l’arme ultime n’avait été aussi centrale dans un conflit diplomatique qui se trouve, en l’occurrence, être également un conflit militaire.

 

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