Guerre en Ukraine En décidant de livrer des armes
à Kiev, l’Union européenne change la donne de cette guerre. Moscou
l’interprétera comme la validation de sa thèse sur une confrontation directe
avec l’Occident.
Le temps défile à la vitesse de l’éclair. Il ne s’est
déroulé que sept jours depuis le discours-fleuve de Vladimir Poutine dans
lequel il estimait que l’Ukraine fait partie de l’espace russe. Cinq jours ont
passé seulement depuis le déclenchement de l’opération militaire. Et,
désormais, l’Europe, considérée comme un géant économique mais un nain
politique, a décidé de s’ériger en puissance diplomatico-militaire.
1/. Le tournant de l’UE est-il
historique ?
Il n’a donc fallu que quelques heures et déclarations
pour que l’Union européenne devienne une actrice de la guerre en Ukraine.
Ursula von der Leyen, présidente de la Commission européenne, et les États membres
ont pris des décisions qui sonnent comme autant de précédents entre livraison
d’armes à l’Ukraine et interdiction de médias russes. Moscou ne pourra les
analyser autrement qu’à travers les propres mots du président ukrainien,
Volodymyr Zelensky, qui y voit la formation d’une « coalition anti-guerre ». Alors que la question de l’Otan se trouvait au
centre de la conflictualité russo-ukrainienne, l’organisation atlantiste joue,
pour l’instant, les seconds rôles, laissant l’Union européenne en première ligne, un
fait inédit dans l’histoire de l’institution.
Même Joe Biden, qui prononcera ce mardi soir le
traditionnel discours sur l’état de l’Union, s’inscrit en retrait – certes
léger. Le président américain voit forcément d’un œil favorable l’implication
des Européens, permettant à Washington de demeurer à la manœuvre sans
apparaître comme le chef d’orchestre. L’agression russe a redonné vie à l’Otan,
subitement sortie de sa « mort cérébrale » (pour reprendre la formule d’Emmanuel Macron), tandis que le Vieux
Continent consent à assumer une part grandissante du fardeau financier.
Décision impensable, il y a quelques semaines : le chancelier allemand, Olaf Scholz, a annoncé un budget de 100 milliards d’euros pour
moderniser l’armée allemande
et une augmentation du budget de la défense à plus de 2 % du PIB,soit au-delà de la
quote-part exigée par Donald
Trump lorsqu’il était président. Volodymyr Zelensky a saisi la portée de ce
tournant et abattu, lundi matin, une nouvelle carte : « Nous nous adressons à l’UE en ce qui concerne une
intégration sans délai de l’Ukraine via une nouvelle procédure spéciale. Je
suis sûr que c’est juste. Je suis sûr que c’est possible. » La veille, Ursula von der Leyen avait ouvert une brèche, si ce n’est
une boîte de Pandore : « À long terme, ils sont avec nous, en fait. Ils sont des
nôtres et nous les voulons avec nous. » S’il y a une subtilité temporelle (« à
long terme »), la
référence à une appartenance de fait (« ils sont des nôtres »), le message adressé à Moscou
est clair.
Mais, même lointaine, cette perspective divise. Il y
a « différentes opinions et sensibilités », a reconnu Charles
Michel, le président du Conseil européen, dans un langage fort diplomatique
pour dire que certains des États membres y sont opposés. Ursula von der Leyen
aurait-elle parlé trop vite ? Ou a-t-elle tenté de placer les États
membres, dont l’unanimité est requise, devant le fait accompli ? Son
porte-parole a tenté, lundi, de
clarifier les propos de la présidente,
sans tout à fait y réussir, soulignant qu’elle avait « exprimé son point de vue en tant que présidente de la Commission », tout
en reconnaissant que « ce n’est pas elle seule qui décide ». Si la
question de l’adhésion divise encore, celle de la livraison d’armes apparaît en
revanche consensuelle.
Il s’agit en la matière d’un « tournant historique », revendiqué comme tel par la présidente de la Commission européenne. L’UE
financera la livraison à l’Ukraine de matériel militaire, mais aussi de
carburant, d’équipements de protection et de fournitures médicales. Bruxelles a
d’ores et déjà annoncé le déblocage de 450 millions d’euros. Ici aussi,
les questions viennent en rafale : à qui l’UE achètera-t-elle ces armes et équipements ? Et surtout : comment
les livrera-t-elle ? Par une sorte de « pont aérien », mettant dès lors les avions à proximité directe de l’aviation militaire russe, dont la domination du ciel ukrainien ne semble
pas contestée ? Par voie terrestre, en traversant des frontières de pays membres de l’UE (Pologne et Roumanie) et de l’Ukraine ?
Dans la confrontation désormais assumée avec la
Russie, l’UE a également franchi un cran en annonçant l’interdiction des médias
pro-Russes Russia Today (RT) et Sputnik au sein de l’UE afin de lutter
contre « la désinformation orchestrée par Moscou. » « Poutine ne veut pas seulement
conquérir le terrain, il veut aussi
conquérir les esprits, a justifié le chef de la diplomatie européenne,
Josep Borrell. En coupant Russia Today et Sputnik dans l’UE, nous
coupons la tête du serpent. » Cette
décision soulève un certain nombre de questions légales.
L’autorisation de diffusion de Russia Today fait
l’objet d’une convention signée (comme pour toutes les autres chaînes) entre la
chaîne et l’autorité de régulation (Arcom, ex-CSA). Dans le cahier des charges,
et selon l’article Ier de la loi de 1986 sur la liberté de la
communication, elle doit respecter « le caractère pluraliste des courants de pensée et d’opinion », mais aussi – et c’est peut-être une « porte d’entrée » juridique qui jouera en sa défaveur – assurer « la sauvegarde de l’ordre public » et « les besoins de la défense nationale ».
2/. Les sanctions sont- elles efficaces ?
Avant le virage stratégique de l’UE, les sanctions constituaient
l’arme unique de représailles. Rapidement décidées par les Occidentaux après le
déclenchement de l’intervention militaire en Ukraine, elles s’avèrent
déjà « lourdes » et « problématiques », comme l’a reconnu un porte-parole du Kremlin, même s’il
a assuré que la Russie avait « les capacités nécessaires pour compenser les dégâts ». Et pourtant… Lundi, la Banque de Russie a dû relever très fortement son
taux directeur, de 10,5 points, à 20 %, alors que l’inflation flambait
déjà avant les sanctions. Le rouble s’est aussi effondré face au dollar et à
l’euro à l’ouverture des marchés, atteignant des records de faiblesse. À
l’issue d’un conseil de défense, la France a d’ailleurs décidé, hier, de
renforcer les sanctions : retrait des Russes de Swift et gel des avoirs de la
Banque centrale russe.
Sur un plan plus symbolique, mais pas forcément
secondaire tant il est vecteur de soft power, l’isolement de la Russie sur la scène internationale sportive devient presque total. Le « prix » à payer par Moscou finira-t-il par peser dans les choix
politiques du Kremlin ?
3/. Que peut-on attendre de ces
pourparlers ?
Une réponse lapidaire tiendrait en quelques mots (peu
de chose), voire un seul (rien). Les délégations des deux pays se sont
retrouvées, hier matin, dans un lieu tenu secret en Biélorussie, alors que les
combats se poursuivaient à la fois autour de Kiev, de Marioupol et dans le
Donbass. L’Ukraine exige justement un cessez-le-feu « immédiat », ainsi
que le retrait des troupes russes de son territoire.
La Russie refuse de dévoiler ses positions, mais on
voit mal comment elles ne pourraient pas être en ligne avec les objectifs de
Vladimir Poutine de « démilitariser » et « dénazifier » l’Ukraine, alors que Kiev est accusé par Moscou
d’orchestrer un « génocide » de russophones dans la partie orientale du pays.
La partie russe reste évasive sur le « mode opératoire » de cette démilitarisation : partition
du pays, installation d’un régime fantoche, « traité » bilatéral ?
Cette première prise de contact intervient au Bélarus,
au lendemain d’un référendum qui élimine l’obligation pour cette ex-République
soviétique de rester une « zone sans nucléaire », créant une situation que Josep Borrell a qualifiée
de « très dangereuse ».
Allié de Moscou, Minsk peut désormais décider
d’accueillir des armes nucléaires sur son territoire. Le président russe
Vladimir Poutine a mis dès dimanche les forces nucléaires de son pays en
alerte, quelques jours après que Jean-Yves Le Drian, ministre français des
Affaires étrangères, eut lui-même rappelé que l’Otan est une « alliance nucléaire ». Jamais,
sans doute, depuis la crise des missiles à Cuba en 1962, l’arme ultime n’avait
été aussi centrale dans un conflit diplomatique qui se trouve, en l’occurrence,
être également un conflit militaire.
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