Avec le thème « Six
continents, ou plus », le Palais de Tokyo, à Paris, s’ouvre aux mémoires et aux
cicatrices des luttes de libération comme à leurs prolongements face aux
dominations. Hommage à la réalisatrice Sarah Maldoror.
Un épais journal avec entretiens, documents, témoignages est à la
disposition des visiteurs à l’entrée du vaste espace consacré au Palais de
Tokyo à l’œuvre de Sarah Maldoror (1929-2020). À la une sur six colonnes, une
photo la montre lisant, eh oui, l’Humanité. On s’en voudrait de résumer
à cette image la saison du phare de l’art contemporain en France sous le titre
général « Six continents, ou plus ». On ne va pas la bouder non plus quand
cette exposition, la première rétrospective de son œuvre, se propose
précisément, comme l’ont voulu les deux commissaires qui l’ont conçue, Cédric
Fauq et François Piron, de rendre compte de son engagement, avec les moyens du
cinéma, du théâtre, de la poésie, de la musique, dans les combats
révolutionnaires et de libération dans le monde, et particulièrement en
Afrique.
Née en Corrèze, dans le Gers, de père guadeloupéen, Sarah Maldoror avait
choisi de prendre à Lautréamont le nom de son personnage fantastique des Chants
de Maldoror, marquant sa proximité avec le surréalisme en même temps
qu’elle se réclamait du communisme. On découvre de nombreux extraits de ses
films, un entretien avec Aragon, un document sur sa mise en scène de la
pièce les Nègres, de Jean Genet, avec sa compagnie les Griots, des
œuvres des autres artistes qui furent de ses amis, dont Wilfredo Lam.
Des artistes face au repli du monde
Mais il convient d’évoquer en premier lieu la toute première exposition de
cette saison marquée par l’audace et l’ouverture aux questions les plus
pressantes d’aujourd’hui, à la barbe, disons-le clairement, des chœurs
réactionnaires insurgés dès qu’il est question de dé-colonialisme, de luttes
LGBT +, de privilège blanc, etc. « Ubuntu, un rêve lucide », c’est donc le
nom choisi pour cette exposition conçue par Marie-Ann Yemsi et présentant des
œuvres d’une vingtaine d’artistes, africains pour beaucoup. « Ubuntu » est un
mot, nous est-il précisé, venant des langues bantoues du sud de l’Afrique qui,
conjuguant les notions d’humanité, de collectif et d’hospitalité, pourrait
signifier : « Je suis parce que nous sommes. » Ou plus précisément encore pour
le philosophe Souleymane Bachir Diagne, dans un des textes du catalogue, « faire
humanité ensemble, ensemble habiter la terre ».
C’est cette notion qui a ainsi irrigué la pensée des mouvements de
libération dans les années 1960, nourrissant à la fois les aspirations à la
construction d’un socialisme africain et les productions d’Aimé Césaire,
Édouard Glissant, Alain Mabanckou, Mariam Makeba… Un terme largement utilisé et
popularisé par Nelson Mandela dans sa vision exceptionnelle d’une nation
arc-en-ciel. Pourtant, et l’exposition ne l’occulte pas, au contraire, c’est
cette même notion qui a été mise en déroute par les conflits, les affrontements
politiques instrumentalisant les questions ethniques, les machinations des
anciennes puissances coloniales, la corruption et les grands intérêts
économiques.
C’est précisément face à ce repli du monde que s’expriment les artistes
présents dans cette exposition. On ne saurait évoquer chacune des œuvres en
jeu, mais on peut s’arrêter sur quelques-unes, comme The Library of
Things We Forgot to Remember (« la librairie des choses dont nous
avons oublié de nous souvenir »), de Kudzanai Chiurai (née en 1981, Zimbabwe)
en collaboration avec Khanya Mashabela (née en 1993, Afrique du Sud), qui ont
rassemblé des archives graphiques et sonores des luttes de libération ou pour
les droits civiques. Dans ses tableaux composés de plusieurs plans différents,
Kudzanai-Violet Hwami (née en 1993, Zimbabwe) interroge les représentations du
corps, de la sexualité avec une série inspirée d’un vers de Walt Whitman que
l’on peut traduire ainsi : « Chaque atome qui m’appartient est bon pour
vous appartenir »…
Interpeller, déranger, mettre au jour...
Richard Kennedy (né en 1985 aux États-Unis) interroge les dominations
culturelles : « Nous avons besoin d’opéras qui évoquent l’expérience
des Noirs sans le récit de l’esclave ou le cliché du prince charmant sur un
cheval blanc. » Daniel Otero Torres (né en 1985 en Colombie), avec un
art exceptionnel du dessin, évoque les combattantes oubliées des mouvements de
libération…
On ne fera que mentionner les autres expositions de cette saison du Palais
de Tokyo, dont celle entièrement consacrée au remarquable peintre qu’est
Maxwell Alexandre (né en 1990 au Brésil), celle consacrée à Jonathan Jones (né
en 1978, Australie), qui a rassemblé des dizaines d’objets témoignant du
commerce colonial comme du sort fait aux aborigènes avec la colonisation de
leur culture.
On ne saurait toutefois en rester là. D’une part parce que les expositions
dont nous venons de parler ne peuvent être considérées comme la simple
présentation d’œuvres à aimer ou non. Elles assument pleinement ce qui devrait
être l’une des vocations de l’art contemporain, à savoir interpeller, déranger,
mettre au jour comme ici le refoulé des dominations, les dénis de culture des
peuples. C’était la volonté clairement exprimée par la directrice du Palais, Emma
Lavigne, dans son éditorial du catalogue de cette saison « Six continents, ou
plus », cosigné par l’équipe de commissaires, d’accompagner « les
diasporas et les créolisations, les récits de libération et d’émancipation tout
comme ceux de l’histoire violente des spoliations et des corps déplacés ».
Quel avenir pour ce grand musée d’art contemporain ?
Dans la période que nous vivons, c’est une position forte et disons-le
courageuse, politique au meilleur sens du terme, mais aussi esthétique dans un
décentrement des canons de l’œuvre d’art, quand bien même on ne s’y trompe pas.
Les œuvres ici présentées, quelles qu’elles soient, sont des œuvres
remarquables. Aucune idée, aucune position dans le champ social et culturel ne
passe si la forme n’est pas à la hauteur.
Mais on ne peut à propos de cette saison que s’interroger sur le devenir du
Palais de Tokyo, dont il faut souligner qu’il est, en Europe, le plus grand
lieu voué à l’art contemporain. Emma Lavigne, qui avait pris sa direction peu
avant la crise sanitaire après un parcours remarqué à la Cité de la musique
puis au Centre Pompidou Metz, et dont nous avons ici même salué l’engagement
auprès de tous les publics, a décidé de quitter cette responsabilité. Elle a
pris la direction de la Collection Pinault d’art contemporain en ses trois
lieux, la Pointe de la douane et le Palais Grassi, à Venise, la Bourse de
commerce, en plein centre de Paris. Un départ motivé, pour ce qu’on en sait,
par le peu d’écoute du ministère de la Culture, la nécessité permanente de trouver
de l’argent auprès des mécènes privés pour arriver à monter des projets
ambitieux et répondant aux problématiques du temps, pour développer des actions
d’envergure en direction des publics les plus éloignés de l’art contemporain
quand, comme c’est le cas pour les expositions que nous avons évoquées, il
s’agit, pour partie, de leur histoire.
Première collection d’art contemporain au monde, la collection Pinault,
avec ses stars Koons, Hirst, Cattelan, fait aussi une large place aux artistes
œuvrant dans le champ dont nous avons parlé et que devrait développer Emma
Lavigne. Reste qu’on a le sentiment d’un échec de l’action publique qui ne lui
est certes pas imputable mais qui pose la question de la politique culturelle
en France aujourd’hui.
Ubuntu, Jonathan Jones jusqu’au 20 février. Sarah Maldoror, Maxwell
Alexandre jusqu’au 20 mars. Magazine Palais, avec de nombreux textes, 220
pages, 15 euros.
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